À une époque où les experts arpentent les couloirs des chaînes d’information continue pour qui ils sont le Graal et la première pierre indispensable pour permettre de parler sur du vent, où on leur prête des vertus astrologiques sur leur secteur où ils annonceraient la pluie et le beau temps, les experts, gurus, influenceurs sont devenus un pan incontournable de notre société.
Pourtant, derrière le masque de ces consultants, coachs ou spécialistes se cachent souvent une rhétorique bien ficelée dont je vais tenter de retranscrire les traits. Après la lecture de ces quelques lignes, je suis certain que vous reconnaîtrez au moins les traits d’une de vos connaissances.
La douce incertitude de la communication : de l’ignorance à l’expertise de la rhétorique.
Le téléphone sonne. La symphonie ou le bourdonnement prétendument silencieux du vibreur du téléphone de l’expert le coupe dans son emploi du temps plus que chargé. Réflexe pavlovien, il décroche. Au bout du fil, un journaliste qui lui demande son avis sur la question du moment pour laquelle vous étiez justement en introspection. À la recherche d’une expertise à monopoliser pour son article, celui-ci demande un avis tranché : est-ce bien ou mal ? Le fait est que l’expert n’en a aucune idée, mais qu’il a une prétendue expertise à confirmer sous peine de ne plus être considéré comme tel.
Ce scénario, tout « expert » ou chercheur l’a expérimenté au moins une fois durant sa carrière. Certains reçoivent même des questions par rapport à des domaines dans lesquels ils n’ont aucune légitimité à parler. Cet expert en communication politique qui vous parle subitement de terrorisme ; ce professeur en économie qui vous expose son savoir de nucléaire comme s’il s’agissait de son principal champ de recherche ; cette chercheuse en media qui vous parle de communication de crise : tous n’ont pas su dire « ce n’est pas mon domaine » ou un « je ne sais pas ».
Parce que le journaliste qui vous demande une interview sait comment introduire la conversation. Il a vu votre titre, il a lu votre blog, il a suivi vos tweets : il a cru déceler une expertise pour ce qui l’intéresse. Du coup, il dit vous contacter en raison d’un statut d' »expert » en la matière. Avouer son ignorance, c’est de facto, passer du statut d’expert à celui d’observateur naïf.
Face à une ignorance, broder sur sa connaissance, il faut faire preuve de rhétorique pour se sortir du guêpier dans lequel il s’est empêtré. Cependant, l’histoire contée ci-dessus n’est qu’un pastiche du vrai expert de la rhétorique. A priori, si un journaliste le contacte, c’est qu’il a au moins une légitimité de départ et qu’il peut donner son avis. A contrario, l’expert autoproclamé cherche la visibilité et se doit de la trouver par la rhétorique. Or, s’il est aisé de prouver que l’on est expert quand on manipule des chiffres et des bilans comptable (ne dit-on pas expert-comptable), l’expert se doit de se doter d’une rhétorique sans faille face à des choses intangibles. L’expert doit se dissocier du profane, sinon il n’aurait rien à apporter et ne serait de facto plus un expert. On passe de l’opinion à l’expertise, et de l’ignorance à l’expertise. Car en communication : tout est incertain.
L’homo expertus : la logique avant tout.
Il faut dès lors se créer une enveloppe corporelle. Passer de l’homo à l’Homo Expertus. On verra ainsi souvent les consultants ou coachs commencer leur présentation / conférence en expliquant comment ils en sont arrivés au statut d’expert. Maniant le storytelling, ils expliqueront qu’un événement incroyable leur a soudainement fait prendre conscience qu’ils étaient fait pour cela. La narration fonctionnera souvent à l’aide de « avant, j’étais comme vous », qui sous-entendra qu’il est passé du statut de manant « comme vous » à celui de désormais expert absolu sur la question.
Par ailleurs, pour être un expert, il y a une règle sacro-sainte : un expert ne faillit jamais. À ce titre, Francis Planque disait cette phrase savoureuse : « être un expert, c’est se tromper selon ses propres règles. »
Car à partir du moment où l’expertise devient rhétorique, elle est par définition contestable. Les techniques pour empêcher toute trace d’ignorance sont dès lors le questionnement de la question (« c’est une mauvaise question »), où le fait de botter en touche (« on touche a des éléments qui ne revêt pas de mon expertise »).
Toute contestation devenant impossible, on peut dès lors passer à l’énonciation des faits. À ce titre, l’expert adore tout ce qui est vraisemblable. Un peu trop d’ailleurs puisqu’il va abuser du bon sens. Pour ce faire, l’expert est un spécialiste de la logique mathématique causale dans sa plus simple expression. Il va donc abuser de flèches en tout genre qui pointe vers on ne sait bien où. De fait, le passage aux objets mathématiques sert à masquer les faiblesses de rhétorique. Flèche, carrés, cercles (le tout parfois en diagramme) : tout y passe. Car l‘art de la rhétorique est justement de ne pas montrer qu’on en fait l’usage. L’expert n’est pas uniquement fan des formes mathématiques ou de la logique causale simple, il est également un grand fan de chiffres.
Des chiffres d’audience de Facebook/Twitter/Linkedin/Google + dont l’intérêt pour l’annonceur reste encore à démontrer (il est bien de savoir qu’il y a une audience, il est mieux de savoir que sa propre audience y est) aux dernières statistiques du reach calculé sur 480 000 pages différentes, l’expert s’appuiera sur ceux-ci pour établir son argumentaire.
En effet, ces chiffres seront le socle de l’expression de sa rhétorique. Ceux-ci vont servir à l’expert pour dérouler son argumentaire.
« Il y a 340 000 personnes sur Instagram. 80% sont des jeunes. Votre cible est les jeunes. Vos concurrents y sont déjà. Il faut aller sur Instagram si vous voulez survivre. »
La conclusion de la séquence : « il faut aller sur Instagram » n’existerait pas sans l’enchaînement d’attributions causales. La question de départ n’est plus « est-ce qu’une communication marketing sur Instagram fonctionnerait ? » Le retournement rhétorique transforme le questionnement en nécessité de survie.
L’expert est le roi de la métalinguistique. Il utilisera le langage pour faire exister les choses. Les « force est de constater », « c’est », « il est vrai que », etc. se succéderont à la vitesse de l’éclair. Il fera également transparaître une situation loufoque d’impossible. « Nous ne fournissons pas de méthode. Nous les intégrons dans vos départements. » D’une logique où il voulait faire retranscrire « pas seulement », l’expert arrive à intégrer des choses sans les fournir.
Il maniera également les dichotomies avec une aisance à faire pâlir toute personne. Grand spécialiste du avant/après, il utilisera par exemple l’âge de la création de Facebook (2004) pour dire que TOUT, mais absolument TOUT a changé ce qui lui épargnera son ignorance pour tout ce qui est avant cette date fatidique : « plus rien n’est comme avant« . Avec cet oubli du passé, surgit également la sémantique du 2.0, 3.0, 4.0 ; le passage de la réputation à l’E-réputation (ce qui lui permet d’être un ignorant en matière de réputation) ; il parlera de GROWHACKING et autres buzzwords, car il n’y a pas mieux comme preuve d’expertise que d’être créateur/fondateur de son propre courant.
Autre dichotomie qu’il connaît sous le bout des doigts, la dimension interne/externe va être utilisée pour dire aux gens de l’organisation dans laquelle il sévit qu’ils ne savent rien du monde extérieur, mais aussi pour dire aux autres experts-concurrents qu’ils ne connaissent rien de la dimension interne. Il divisera d’ailleurs son champ d’action et son champ d’expertise. Ainsi, l’expert ne dira pas simplement ou sobrement « gérer la page Facebook de votre organisation », mais « Poster des annonces pertinentes, réagir à vos consommateurs, etc. » tout en fournissant le PACK GESTION DE CRISE compris. À ses yeux, la somme des parties vaut plus que le tout.
De même, l’expert sait comment manier les éléments extérieurs. Si le nombre de like n’est pas conséquent, il viendra comparer ce chiffre avec ceux de la concurrence pour montrer que ce sont quand même de bons chiffres, et ce même si ce n’était pas ceux qu’il avait promis. (Rappel de la règle n°1 : un expert se trompe selon ses propres règles)
L’expert s’aime. Il se promeut lui, pas son travail, pas son contenu.
Vous verrez l’expert dans une présentation vouloir prendre d’assaut son audience en se positionnant non pas derrière son ordinateur, mais devant celui-ci, quitte à souffrir d’un torticolis lorsqu’il change ses slides. Non pas pour être plus proche de l’audience ou pour gagner en présence, mais parce qu’il estime que sa personne est plus importante que son contenu. Il est donc normal que cela soit lui qu’on voit en premier et il faut qu’il ne se montre pas esclave de son contenu en étant asservi à son PowerPoint.
De plus, l’expert a un don pour revenir sans cesse à sa personne. D’une présentation censée vous donner les clefs pour gérer votre communication, il en arrivera à la conclusion, non sans un speech d’une heure, que vous n’y arriverez pas sans lui. Comme illustration, je me souviens d’une personne censée nous apprendre la communication de crise en une heure, mais qui finissait par un « keep calm and call me ». Je ne compte également plus les présentations qui donnent comme conseil « entourez-vous de professionnels » à un moment où l’expert adorerait pouvoir montrer qu’il se regarde lui-même.
La peur intrinsèque de ne pas pouvoir jouer de l’artifice de rhétorique
Sur des places publiques où l’expert ne pourra pas avoir recours à la rhétorique, il va prendre peur. De fait, l’expert autoproclamé déteste que l’on modifie son titre. S’il est social media manager, il n’est pas community manager.

De même, s’il est Strategic communication manager, ce n’est certainement pas la même chose à ses yeux que communication manager. Sur Twitter ou Linkedin, où il ne peut malheureusement pas parler, il va se sentir tellement nu sans sa rhétorique qu’il va s’autoproclamer expert, guru ou spécialiste.
L’expert autoproclamé est généralement indépendant et possède sa propre entreprise. Même si celle-ci est petite, voire ne comporte que lui, il en sera quand même le « CEO » sur son profil.
Conclusions
On a tous besoin de figures d’expertise à laquelle nous pouvons nous fier. L’expert est au journaliste ce qu’est la citation au chercheur : une façon de faire passer sa pensée.
Nous utilisons tous la rhétorique et la majorité des vrais experts font également usage de ces processus rhétoriques.
Toutefois, le vrai expert est celui qui se remet sans cesse en cause. Car si un journaliste appelle un « expert », l’expert ne peut l’être que s’il s’est déjà posé la question que personne ne s’est posée.
En communication comme dans tout, l’inconnu et l’incertitude font loi. L’expert ne peut être que celui qui s’est posé les bonnes questions et celui qui vogue sans cesse dans l’inconnu. L’expert n’est en fait que celui qui a conscience qu’il est un éternel ignorant, car à la seconde où il se pense expert, il perd toute expertise future, et remplace son ignorance par une rhétorique fugace.