Demain se déroulera une grève de la part des taxis pour protester contre le marché des VTC. Dans la guerre de lobbying qui oppose les taxis et Uber, nous sommes à un croisement particulièrement intéressant à observer en tant qu’observateur de la communication. Récit d’un match qui sera certainement analysé comme cas d’études dans quelques écoles de communication d’influence.
I. Introduction : dans les épisodes précédents
Si vous étiez éloignés de cette terre durant les derniers mois, je vous narre le fil des événements précédents : à la suite de la libéralisation du transport de personne grâce à une loi votée en 2009, le service Uber, déjà bien installé aux USA, s’est installé à Paris en 2011. Le concept est simple : Uber ne dispose d’aucune flotte de véhicule, mais ponctionne des entreprises grâce à leur application et leur notoriété. Le service, haut de gamme, est cependant assez onéreux jusqu’à ce que l’entreprise se décide à lancer UberX, une formule low cost qui va directement concurrencer les taxis qui ne verront pas l’affaire d’un très bon œil. C’est là que se déroule la première guerre de lobbying.
Le lobby des taxis parvient à faire voter une règle : l’obligation d’attendre 15 minutes entre le moment de la commande et le début de la course. L’annonce, somme toute ridicule, fera rire tout Twitter qui s’égosillera à coup de #PourNePasFAireDeConcurrence.
Directement, le lobby des VTC va réagir et saisir le Conseil d’Etat. Trois mois seulement après la décision du gouvernement, le décret tombe pour raison de « distorsion de concurrence ». La Première Guerre se solde donc par une victoire des VTC non sans avoir eu à dépenser des frais en lobbying et avocats.
Un an après, Uber revient à l’attaque avec UberPop, un service encore moins cher puisqu’il s’agit d’un service de particulier à particulier. Pour devenir chauffeur, il suffit d’avoir 21 ans, un permis B et un casier vierge. C’est évidemment la ruée des particuliers souhaitant compléter leur fin de mois et l’attaque d’Uber est frontale sur la France puisqu’elle est le seul pays concerné au moment du lancement.
Intervient alors une seconde guerre du lobbying avec une nouvelle loi « Thévenoud » qui se verra rejeter en grande partie. (Je vous passe les différents échanges entre la cour constitutionnelle et le Conseil de l’Etat) Toujours est-il que cette fois, les taxis sont de sortie et effectuent des grèves un peu partout dans le pays mettant sous pression le gouvernement. Celui-ci sort alors un décret qui instaure une amende à ceux qui exercent des activités de transports sans carte professionnelle, ce qui signifie de facto l’illégalité d’Uber Pop. La Deuxième Guerre se solde donc par une victoire des taxis.
II. Le bilan des épisodes précédents
Derrière cette bataille de lobbying froide qui se passe loin des caméras se passe un autre combat : celui des usagers contre celui des conducteurs de taxi. Chaque camp a habilement dispersé ses différents pions : Uber laisse parler les usagers, et G7 ses employés.
G7 ? Oui parce que derrière cette guerre que l’on vend comme celle des « taxis » contre Uber, G7 représente pas moins de 57 % des dits taxis. Facile dès lors de créer un syndicat de taxis pour donner l’illusion d’avoir une association de professionnels alors qu’en réalité, il s’agit d’une entreprise comme Uber. Le patron de G7 est d’ailleurs également le président de l’Union nationale des industries du taxi (Unit), le groupe de lobby des taxis ce qui fait de lui une personne indispensable à consulter lors de tous les projets de loi, lui permettant de gagner quelques batailles lors des guerres narrées précédemment.
Et on peut dire la société de taxis est loin de faire pleurer dans les chaumières quand on apprend qu’elle a réussi à cacher le rachat d’un de ses concurrents, Les Taxis Bleus. Elle est aussi présente dans tous les échelons de produits autour des taxis : taximètres, licence, véhicules. Ce contrôle total lui a permis de maîtriser ses marges et de créer un monopole qui organise la rareté. Une licence à Paris vaut ainsi plus de 200 000 euros tandis que le flux de voiture / taxis est inférieur aux autres grandes villes.
Et G7 réalise des marges tout à fait hallucinantes : 25 %. Presque aucun secteur ne réalise une plus-value aussi profitable. Par ailleurs, 97 % du bénéfice (23,1 millions d’euros en 2012) est réalisé grâce à la centrale radio et la location de licences. Comprenez donc qu’User est un concurrent de choix sur ces activités. Cela montre à quel point les taxis sont pressés comme des citrons. Pourtant, ils défendent en leur nom le groupe de taxi dans sa lutte contre Uber.
Dans un schéma classique de lobbying, G7 l’emporterait. Mais la réputation des taxis est en tout point exécrable. Déjà détesté pour leur service comme un post Facebook ayant fait le buzz le pointait :
« Te souviens-tu quand tu refusais que je monte parce que ce “n’était pas ton chemin” ; quand tu refusais que je monte parce que tu partais du principe que toute personne après 3 h du matin allait vomir sur ta banquette arrière ; quand tu faisais discrètement deux fois le tour du périphérique si j’avais le malheur de m’assoupir dans ta voiture ».
Parce que de fait, le problème des taxis est que la moindre mauvaise expérience est comptabilisée au capital réputationnel de la profession alors qu’Uber, par son système de notation du chauffeur, arrive à personnaliser le grief.
Les manifestations vont également être violentes et permettre à Uber de se mettre en position de victime, attaquée par des sauvages.
De même, les taxis sont très mauvais en communication et multiplient les réactions primaires qui démontrent un manque de centralisation de la communication. À l’occasion des attentats de Charlie Hebdo, ils n’avaient ainsi pas reculé devant l’opportunité de phagocyter les événements pour alpaguer Uber :
De plus, à force de viser Uber partout et dans tous les sens, les taxis n’ont eu de cesse que de réaliser la publicité de la compagnie américaine. Plus personne ou presque n’ignore la marque Uber, alors que celle-ci n’était connue que des plus technophiles. J’avais démontré ainsi en juin 2015 que les taxis emportaient avec eux la publicité d’Uber :
Tout cela produisait un phénomène que les habitués de ce blog connaissent très bien : le paradoxe réactionnel soit « le fait de réagir négativement à un message qui ne plaît pas, et ce alors que cette réaction entraîne une visibilité à celui-ci ».
Et tout cela a permis à Uber de se placer parfaitement dans la bataille de lobbying alors que le mastodonte américain n’est pas un parfait petit ange puisqu’un conducteur fournit 20 à 25 % (Uber / Uber X) de ses revenus directement à Uber. Le service novateur a su assurer un storytelling talentueux. Car si l’on applique le schéma narratif du modèle de Greimas, Uber a su placer comme but de la quête le futur de la mobilité recherché par les gens lassés des taxis. Dans cette quête d’offrir le futur, le héros est Uber qui est aidé par ses chauffeurs de VTC et qui lutte contre les « vilains » taxis dans le but d’offrir à la société un monde meilleur.
En se plaçant comme le futur, tout élément qui viendrait bouleverser sa quête est automatiquement classé comme un réfractaire et un conservateur. Cette narration met le politique dans une situation où ceux qui l’ont mis à sa place (les gens) réclament du changement et Uber le leur offre. Difficile donc pour le politique de prendre position contre « le futur ». Uber a tellement bien joué le coup que Maurice Levy a lancé un buzzword qui sévit à travers la toile : « se faire uberiser ».
Il fallait que les taxis bouleversent ce schéma narratif pour mettre en place soit une autre quête, soit en se mettant du côté des gens. Si cela a bien été compris par les taxis anglais qui offrent une nouvelle application, il en est tout autrement pour les taxis français. Heureusement pour G7, ils ont emporté la victoire contre Uber par rapport à UberPop. Cela leur laisse le temps de recoller les morceaux, tandis qu’Uber devait revoir sa stratégie, car manifestement, sans l’aide des taxis, cela risque d’être dur de l’emporter. Si l’on compte les principales forces et faiblesses des acteurs, on a la situation suivante :
Ajoutons également que G7 est dans une situation particulièrement indélicate, car elle « défend » ce qui l’oblige à tenter de prévoir les coups de ses adversaires. Par ailleurs, en utilisant la matrice de Lowi-Wilson, une matrice qui catégorise les situations en fonction des bénéfices de celle-ci (diffus ou concentré) on voit les différences d’objectifs entre les deux groupes. Là où G7 doit mener une politique autour des groupes intéressés, dans le but de maintenir son monopole, Uber doit avoir une politique entrepreneuriale. Wilson dit ainsi que les entreprises dans la situation où est G7 doivent « chercher à éliminer ou réduire les compétitions autour du prix. L’entrée doit être restrictive ou au moins hors de prix. L’entreprise doit fortement influencer le secteur législatif. L’industrie va chercher à maintenir une position de faible visibilité pour éviter de représenter une cible de choix par l’organisation adverse qui cherchera à rendre la régulation controversée.” Soit exactement la situation qui est celle de G7 qui se cache derrière les taxis tandis qu’Uber cherche à pointer du doigt G7 et son monopole. Pour Uber, Wilson dit qu’il faut créer une “issue” et chercher à “diaboliser l’industrie qui subira les coûts.
On voit donc que l’on a affaire à deux entreprises parfaitement au fait du lobbying et qui ont des pouvoirs respectifs. Signe d’un combat équitable particulièrement intéressant.
III. Les plans d’offensive des deux camps
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G7 à la old School
Sauf qu’Uber a déjà un jeu d’avance : la situation est particulièrement visible et “l’issue” a déjà été mis sur la place publique. G7 a donc besoin d’une chose essentielle : de temps. Du temps pour gagner en technologie pour servir une application aussi complète qu’Uber et du temps pour récupérer une réputation complètement aux ras des pâquerettes. Si le patron de G7 se pose en victime : “de toute façon, quoi que je dise, il est devenu à la mode de descendre les taxis !”, cela ne peut pas rester tel quel. G7 par l’entremise de son association (Unit) vient de s’installer sur Twitter, et si vous êtes parisiens, il y a peu de chance que vous soyez passés à côté de leurs publicités. Évidemment, comme on ne débarque pas sur Twitter en disant “nous sommes les meilleurs” sans recevoir un bâton, les réactions n’ont pas manqué de déferler sur le compte Twitter de l’association. À celles-ci, le community manager s’évertue de répondre par un changement de cap :
La stratégie est à chaque fois celle d’une vidéo différente avec le même message : on paie nos taxes et on a une formation. Soit ce que reproche G7 et les taxis à Uber.
Cette stratégie se retourne contre UnitTaxi, car comme on le voit sur cette infographie, non seulement on mentionne beaucoup Uber :
Mais la plupart des autres nœuds qui émergent ne sont pas forcément très positifs comme agentactif :
Ou Maoracerrone:
https://twitter.com/maoracerrone/status/690603892900511745
Le tout est très visible via ce wordcloud :
On trouve ainsi “foutre”, les principaux concurrents et les combinaisons “plus” et “jamais”. Bref, c’est la Bérézina. À cette tentative s’ajoute une grève prévue mardi. Les demandes ? «Soit la suppression immédiate des VTC, soit l’indemnisation conséquente de tous les chauffeurs de taxi». Rien que cela.
2. Uber, une stratégie fluide
Du côté d’Uber, c’est tellement fluide que c’est une communication d’influence “by the book” et donc très facile à analyser.
1. Rassembler ses alliés
Mieux vaut rassembler ses alliés et avancer en front commun. Les acteurs du VTC sont donc de la fête comme lors des autres guerres de lobbying. Principale raison de la défaite d’Uber dans la Deuxième Guerre : l’opposition des taxis. On va donc retrouver Uber là où on ne l’attendait pas.
2. Attaquer là où on ne l’attend pas
En octobre, le lobby des VTC saisit le Conseil d’Etat pour une QPC, langage journalistique élitiste pour “Question Prioritaire de Constitutionnalité”. Le lobby pose une question concernant un article du code du Transport qui rendrait incompatible la fonction de taxi et de VTC. Et c’est la stupeur puisqu’un chauffeur de taxi pourrait également être un VTC.
3. Changer de cible pour sa communication d’influence
Résultat, l’offensive d’Uber est lancée pour contrer la visibilité médiatique de la future grève. Uber annonce qu’elle visera dorénavant les taxis :
https://vine.co/v/ieiEQ992q3q
Dès lors, on utilise un média habituel de la communication d’influence, le sondage, mais dans un autre but pour cette nouvelle cible :
https://twitter.com/IfopOpinion/status/690544131073019904/photo/1
Une petite étude IFOP rapide pour montrer qu’Uber sait prendre soin de ses ouailles. Clin d’œil aux chauffeurs de taxi. Le porte-parole de Uber, l’ancien porte-parole du ministre des Transports, se plaît à draguer les chauffeurs de taxi dans chaque interview donnée : “il n’y a aucune raison que les taxis n’en profitent pas.” En réalité, il s’agit d’une stratégie déjà déployée dans les autres bastions de la marque :
4. Garder la masse de son côté
Si les chauffeurs de taxi sont une nouvelle cible de la stratégie d’influence, le but d’Uber comme identifié dans la matrice de Lowi-Wilson est de prouver les bienfaits pour tous de l’ouverture du marché des taxis tout en minimisant leur propre profit et en exagérant ceux de G7 qu’il faut diaboliser. Une fois cela fait, il y a besoin de “matérialiser” l’immatériel pour produire une influence. Pour cela, la pétition est le moyen de pression le plus utilisé. Ainsi, on voit les lobbys du VTC lancer une pétition tandis que des “millions de Français dont je fais partie pourront alors bénéficier des services de ces chauffeurs via des applications comme Allocab, Chauffeur-Privé, Cinq-S, Marcel, SnapCar ou Uber.” Un vrai conte de fées.
5. Petit déplacement latéral
Enfin, dernière action, le secteur des VTC va réaliser un déplacement latéral, dans le sens où au final, ce ne serait pas tant du secteur du Transport dont on parle, mais de tout le discours et le système entrepreneurial en France. Le blocage au profit du monopole des taxis n’étant finalement qu’une énième preuve qu’il y aurait quelque chose qui cloche en France dans sa politique envers les start-ups et l’entrepreneuriat. Cela permet de mettre la pression sur le gouvernement de manière globale. Presque un copion de discours lancé aux politiques dans le cas où le gouvernement ferait un rétropédalage. Il est temps que le monopole se calme et que “la France avance pour elle et ses entrepreneurs”. Dans cette bataille, Uber peut compter sur Nicolas Colin, fer-de-lance numérique des VTC. Celui-ci s’est d’ailleurs déjà fait attaquer en justice par Nicolas Rousselet, de G7, pour avoir qualifié ce dernier de “fossoyeur de l’innovation”. Nicolas Colin publie ainsi dans les Échos une tribune qui illustre parfaitement ce déplacement latéral :
https://twitter.com/_GRK/status/691402506694434816/photo/1
À noter que cette version est dite française parce qu’elle est également disponible en anglais pour mettre la pression sur les “entrepreneurs” et autres que Macron tente actuellement désespérément de charmer par sa barbe en royaume de France comme à la Silicon Valley. Et la version anglaise est particulièrement intéressante dans le sens où le sous-titre “It’s about more than Uber” est une preuve flagrante de la stratégie de déplacement latéral.
Terminons avec l’initiative de 7000entrepreneurs.fr, qui se sert habilement du rapport Thévenoud pour dire que grâce à une libéralisation totale, on pourrait créer pas moins de 7000 entrepreneurs. Tactique habituelle de lobbying que de se servir de l’emploi pour assouvir son pouvoir.
Conclusion
Ce match est absolument passionnant à suivre, tant les stratégies déployées sont aiguisées et ne dénotent que très peu d’amateurisme. Les deux acteurs controversés pour différentes raisons avancent leurs cartes respectives.
Bien habile que celui qui arrivera à dire qui gagnera ce combat. Uber avance habilement grâce à son armée de lobbyistes tandis que G7 traîne sa réputation comme un boulet. L’un et l’autre sont désormais dans une lutte contre le temps. G7 a besoin de temps pour redorer sa réputation et gagner en technologie tandis qu’Uber perd de l’argent si la situation s’enlise et ce d’autant qu’au plus longtemps cela dure, plus il sera difficile de “raise the issue” auprès de l’opinion publique, son grand allié.
Reste qu’à mon avis, les chauffeurs de taxi ont tort en lançant une énième grève, car sans le soutien du public, il leur sera difficile de gagner la moindre chose. Mieux vaut accepter de voir son chiffre d’affaires baisser pour revenir en force, que d’installer une polémique alors qu’en dehors de sa propre corporation, les supporters sont aux abonnés absents. G7 devrait peut-être accepter de réduire ses marges pour s’assurer leur soutien au long terme tout en déployant une stratégie du “phœnix”.
Toujours est-il que lorsque des géants se disputent un marché, c’est généralement l’utilisateur qui ressort gagnant. Cette bataille ne devrait pas faire exception.