La mort de Paul Varry, cycliste tué à Paris après une altercation avec un conducteur de SUV, a donné lieu à de nombreuses clés de lecture chacun appliquant sa paire de lunettes aux événements. Les échanges autour de ce drame illustre à quel point les réseaux sociaux sont devenus cacophoniques et à quel point la politique s’est approprié cette cacophonie pour ne voir les faits qu’à l’aune de sa propre paire de lunettes. Comment en est-on arrivé là ? Tentative d’explication.
L’avènement des communautés
Au début, il y a évidemment l’agora, cet espace dans lequel transitent les principales parties prenantes autour de la politique et de la constitution de la société.
Les échanges dans ce vase clos se faisaient par l’entremise de rendez-vous interpersonnels (avec donc une très forte logique de carnet d’adresses ) ou d’échanges interposés dans un nombre limité de médias.
Avec les médias sociaux, chacun a reçu un immense pouvoir : le pouvoir de publier n’importe quoi. Et cela va mener à la création d’un marché de l’information (ou un marché cognitif selon d’autres chercheurs) qui a donné l’opportunité à tout un chacun d’adresser individuellement de nouveaux marchés de niche que les médias traditionnels ne pouvaient pas préempter. Le problème c’est que ce pouvoir a davantage été préempté par les extrêmes et la militance. Ils publient bien plus et davantage que toute autre partie prenante. Pour les autres, un nouveau type de professionnel a éclos : les producteurs de contenu. Dont certains vont ensuite apparaître dans les médias traditionnels et les frontières seront de plus en plus poreuses.
En s’installant sur les réseaux sociaux, les politiciens ont eu deux logiques : devenir producteur de contenu et s’approprier des sphères de militance.
On est passé d’une logique de rendez-vous physique organisé par les partis et de discussions en cellules ou en section à une logique où les audiences sur les réseaux sociaux deviennent les thermomètres absolus des partis. Or ce thermomètre est en réalité un ensemble de niches ou de bulles, éloigné de l’électorat de base.
Cela peut donner deux phénomènes : ce qu’on appelle l’astroturfing (un phénomène factice où une bulle acquiert l’illusion de majorité grâce aux mécanismes médiatiques) qui est une réussite, et la déconnexion avec la base. (L’expression de thématiques minoritaires sans connexion avec l’opinion publique)
Cadrage informationnel, newsjacking et arène rhétorique
Cadrage informationnel
Pour développer leur réseau autour de militants, les politiques vont donner une clé de lecture des événements qui correspondent à leur “logiciel politique”. Sur chaque fait, ils vont appliquer “une paire de lunettes” aux événements.
Ainsi, lorsque le coronavirus arrive, Monique Pinçon-Charlot celui-ci à un “holocauste visant à éliminer la partie la plus pauvre de l’humanité” tandis que Yannick Jadot affirmait que le Covid-19 est provoqué par la déforestation et les énergies fossiles.
Et là on peut enfin arriver à l’actualité qui nous occupe à savoir la mort de Paul Varry dont la propagation est celle-ci : (du 15 au 19 octobre 2024)
En termes de propagation celle-ci est relativement claire :
- L’annonce provient de la communauté vélo et du Parisien.
- Elle est ensuite propagée sur le média BFM TV et la communauté vélotaffeur augmente clairement en volume
- La communauté d’extrême droite vient ensuite en opposition par rapport à l’origine de la personne et autour de ses antécédents.
On a l’impression de peu de personnes et d’une simple opposition entre deux camps. La cartographie des relations nous informe davantage sur les forces en présence :
Elle est téléchargeable en HD ici avec des communautés :
- Extrême droite et patriotes en rose
- Médias et EPR en orange
- Cycliste et vélotaffeurs en bleu
- EELV & LFI en vert
L’influence de David Belliard dans la communauté vélotaffeur et cycliste est d’ailleurs très intéressante et lui permet d’avoir une voix dans le débat.
Newsjacking
Le sujet d’actualité agglomère de multiples communautés qui ont des intérêts multiples car il permet d’aborder des sujets politiques en apposant sa propre grille de lecture en profitant du phénomène de newsjacking. Le newsjacking est une stratégie qui consiste à réagir rapidement à un événement d’actualité permettant de profiter de celui-ci pour capter l’attention du public autour de sa problématique.
Arène rhétorique
Et tout ce débat se passe dans des phénomènes d’arènes rhétoriques.
L’arène rhétorique, selon Frandsen, représente un espace discursif où divers acteurs prennent part à un débat ou à une controverse publique, chacun apportant ses propres points de vue et stratégies rhétoriques. Dans le cas de l’hommage à Paul Varry, l’arène rhétorique devient un lieu où différents groupes (cyclistes, militants politiques, médias, extrême droite, etc.) se positionnent, commentent et interprètent le drame selon leurs propres cadres idéologiques et intérêts.
Cette arène est marquée par une forte pluralité d’acteurs qui réagissent chacun en fonction de leur grille de lecture personnelle des événements. Le problème est qu’ils le font dans des arènes différentes dont l’objectif final du combat n’est pas le même. Ainsi :
- L’arène de l’environnement : c’est le SUV qui a tué Paul Varry
- L’arène de l’extrême-droite : c’est un algérien qui a tué Paul Varry
- L’arène de la justice : c’est un multirécidiviste qui a tué Paul Varry
- L’arène de l’aménagement : c’est la mairie de Paris qui a tué Paul Varry
- L’arène des automobilistes : c’est la détérioration des relations entre les usagers de la route qui a tué Paul Varry
On peut même en ce moment avoir l’omniprésente arène du conflit israélien avec des commentaires sur l’origine de Ariel Melki Chamoun ainsi que sur sa religion.
Conclusion
Ce cas montre que l’émergence des réseaux sociaux, censée créer une connexion et favoriser la liberté d’expression, a en réalité conduit à la formation d’îlots informationnels. Nous vivons désormais dans un système où chacun reste enfermé dans ses propres sphères s’accaparant des sujets en combattant l’ennemi sans être d’accord de l’objectif final du combat.
Ce n’est plus la liberté d’expression mais le pilotage automatique de l’expression. Un monde où tout serait de gauche ou de droite et où il ne faudrait pas s’approprier politiquement ou culturellement les choses qui à la base ne nous appartiennent pas. A cette joute, même les militants, pris dans cette répétition incessante, ne semblent plus s’adresser qu’à eux-mêmes.
A la question : qui a tué Paul Varry ? La réponse est Ariel Melki Chamoun. Et dans ces événements-là, et chacun des débats sous-jacents sont légitimes, d’autant qu’ils l’étaient pour certains encore plus pour la victime. Mais si chacun pouvait, ne serait-ce qu’un instant, mettre de côté ses propres enjeux et quitter son arène, notre agora collective s’en porterait mieux et nous n’aurions pas cette overdose de radicalité de la politique et une déliquescence continue du vivre-ensemble.