Aux alentours du 11 h, un avion de la compagnie Germanwings s’est crashé dans le sud de la France. La tragédie devient de plus en plus habituelle pour le téléspectateur. De plus, l’absence de victime française va faire que je n’ai pas retrouvé les phases habituelles de la crise sur la Twittosphère francophone, mais bien en Allemagne. Enfin, la communication de crise de Germanwings laissait à désirer. Analyse de la crise sur les réseaux sociaux grâce au logiciel Visibrain Focus TM.
I. Les phases des crises sur les médias sociaux
Ceux qui suivent ce blog assidûment connaissent d’ores et déjà les différentes phases des crises sur les réseaux sociaux. Celles-ci sont habituellement :
- La phase d’information : durant cette phase, les différents points informationnels sont transmis par les médias et organisations impliquées.
- La phase de transition : durant cette phase, comme les gens ne sont pas égaux par rapport à l’information et que de nouvelles informations surviennent, les informations transitent avec les messages d’émotion
- La phase d’émotion : durant cette phase, différents points émotionnels (tristesse, peur, etc.) sont évoqués
- La phase d’organisation : les gens se rattachent à un hashtag qui diffère de l’original ou décide de s’organiser autour d’éléments de langage et « framing » commun.
- La phase d’intérêt : des acteurs essaient de détourner les commentaires à leur avantage ou tentent d’apporter des éléments saillants (historiques, blagues, etc.). Pour que cette phase survienne, il faut que l’émotion ait laissé place à un espace de conversation plus ouverte, mais aussi que l’événement soit couvert durant une large période.
Au total, ce sont plus d’un million de tweets par 511,575 personnes. (Le crawling est opéré sur les mots Germanwings, German Wings, A320, Airbus, Airbus A320, crash) Il y a plus de 67 % de liens ce qui indique essentiellement des conversations informationnelles.
Confirmation d’ailleurs par l’univers sémantique :
Confirmation dès le départ également, que cela sera essentiellement tweeté dans les deux pays concernés : l’Allemagne et l’Espagne :
1. La phase d’information
L’information survient par le quotidien La Provence :
Pour rappel, dans cette phase est montré l’ensemble des informations. Il faut essayer de rendre le tout le plus compréhensible possible. Ce tweet de flightradar sera ainsi réutilisé par tous les médias :
L’enjeu est alors d’être identifié comme source d’information par les twittos. C’est ce qu’a fait François Hollande en organisant très rapidement dans une conférence de presse. Je pensais tout d’abord que cette communication était un peu trop précoce, car en manque d’information. Des critiques surviendront d’ailleurs :
Du côté des hashtags, c’est véritablement #germanwings qui sera choisi alors que pour la Malaysia Airlines, c’était #MH370 qui avait été choisi :
Il est par contre intéressant de voir la différenciation en terme de hashtag parmi les pays :
Le numéro de l’avion est beaucoup plus utilisé en Allemagne que les autres pays. Une hypothèse est que le numéro de l’avion est beaucoup plus important en Allemagne pour les familles des proches.
À ce moment-là, les tweets typiques et les plus tweetés sont les suivants : (Worldwide)
Cela se confirme d’ailleurs dans les mentions autour de l’événement : (Francophone)
Ce graphe montre deux choses :
- Hollande se pose en source d’information dès le début
- On regarde Germanwings
Le constat de news framing est confirmé par les hashtags/expressions/mentions (francophone) :
À ce moment-là, nous apprenons également que le cours de bourse de Lufthansa a chuté de 2 %. Les rumeurs commencent également à circuler :
Seulement, cet avion date de 2007. Sur Itélé, des rumeurs habituelles circulent et sont dénoncées :
D’autres plaisantins simulent un membre de leur famille dans les décombres pour se rendre intéressants :
Comme d’habitude, ce sont sur les forums spécialisés que les informations sont les plus pertinentes. En plus de ceux-ci, on peut se référer à @AVGeeksFr, qui tweet avec prudence, absence de supputations, tout en relayant les différents comptes officiels et l’émotion de ses membres.
Ces sources d’information spécialisées sont des piliers lorsque l’on n’est pas un puriste.
Enfin, à noter la bonne utilisation des messages de prévention des autorités :
2. Phase de transition
Les informations vont transiter avec la phase d’émotion :
On le remarque, les blagues arrivent comme celle de Stéphane Guillon qui est absolument catastrophique :
D’autres surviennent également :
Ces tweets passent mal parce qu’ils ne sont pas adaptés dans la phase de deuil. Des petites « boulettes » sont aussi isolées :
Cette phase de transition montre l’alternance entre médias, acteurs, et stars :
À noter la transparence des autorités où l’on montre que des actions sont prises :
3. Phase d’émotion
La phase d’émotion est celle où certaines condoléances, ou témoignages d’émotion vont émerger. Il suffit de regarder le top des tweets entre 17 h et 22 h pour comprendre :
On voit donc plusieurs messages de tristesse. On peut également identifier la peur, particulièrement avec les cas de crash d’avion :
Seulement cette phase d’émotion est vraiment réduite à sa plus simple expression comme le montre le graphe des mentions :
La comparaison est encore plus flagrante avec l’Allemagne : (pas besoin de parler allemand pour comprendre, je pense)
À noter la bonne place du tweet de Manuel Valls en Allemand. Même constat en Espagne :
Cela n’empêchera pas une radio (Europe 1) de faire la boulette du jour :
Sourire de promotion, édition spéciale en direct du lieu du drame, comme s’il fallait interviewer la montagne et les deux chèvres sur place. Le côté morbide ne tardera pas à faire réagir vivement les internautes :
Il n’y a pas eu d’autres phases ! (En tout cas sur le Web francophone) Je garderai tout cela à l’œil et updaterai cet article si cela devait évoluer.
II. La communication de crise de Germanwings
La première communication de Germanwings surviendra.. en allemand !
En soi, cela n’est pas une erreur dans la mesure où la majorité des victimes se trouvent en Allemagne. Toutefois, quand le monde entier vous regarde, peut-être vaut-il mieux communiquer d’abord en anglais. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la Malaysia Airlines alors que la majorité des passagers était chinoise.
Germanwings va ensuite communiquer d’une façon tout à fait bizarre puisque :
La compagnie aérienne va déclarer n’être au courant que par des médias « spéculants » alors qu’il n’y a aucune confirmation d’information. Communiquer son ignorance est totalement contre-productif. Mieux aurait-il fallu ne pas communiquer tant que la confirmation n’était pas faite. Et Germanwings de déclarer qu’ils « informeront les médias immédiatement » alors qu’ils sont sur Twitter… En réalité, la compagnie n’a fait que copier-coller les informations qu’elle inscrivait sur son dark site. Dark site, qu’elle met en place comme principale source d’information pour des « updates périodiques » :
Et ce tandis que voici ce qu’affiche ce fameux site :
Alors que les gens ont identifié GermanWings comme source de choix, ils vont communiquer par l’entremise de Lufthansa :
À noter que le fait de signer du président est un peu inutile. Mieux aurait-il fallu le filmer pour incarner le message. L’utilisation du président veut dire que l’organisation est impliquée jusqu’au plus haut lieu, mais aussi pour rendre la communication humaine. Là-dessus, c’est un flop. Dans le même temps, ils vont changer leur logo et charte graphique.
Cette technique est désormais bien connue de la communication de crise des compagnies aériennes. Cette technique avait été lancée par Asiana Airlines à l’époque:
Malaysia Airlines avait changé la couleur du fond d’abord en bleu puis ce dernier et son logo en gris pour la circonstance :
À la différence que Lufthansa va appliquer le deuil à l’ensemble de ses compagnies aériennes :
GermanWings continuera toujours sans hashtag, toujours sans relier les messages entre eux et toujours en tweetant les communiqués officiels, tout cela en allemand :
Ce qui va être critiqué :
C’est à ce moment-là que le « dark site » se met finalement en route : (13 h 34)
Mais le message affiché parle toujours de « médias spéculant ». Celui-ci ne viendra que bien plus tard (15 h 42) :
Il aura donc fallu 3 heures pour que le dark site fonctionne et 2 heures de plus pour qu’il affiche un message potable. C’est vers cette heure-là que le CEO de Germanwings donne sa conférence de presse :
Dans celle-ci, les airs circonspects et les temps morts entre les phrases montrent que le dirigeant axe plus son processus émotionnel sur l’incompréhension que sur la peine que cela occasionne. La conférence est dans la lignée de toute la communication de crise qui jamais ne se préoccupe des victimes pour préférer parler des faits. On est à dix mille lieux de ce qu’on a pu voir par le président d’Air France suite au crash du Concorde.
Le CEO de la Lufthansa n’est guère mieux :
https://www.youtube.com/watch?v=Plnhh1QELag&feature=youtu.be
Message plus que lu, plat, personne manifestement stressée : le rendu est contreproductif.
Dans l’ensemble la communication de crise (surtout digitale) de la Germanwings est catastrophique :
Digital (numérique pour les puristes) :
— Un dark site qui ne tient pas le coup dès les premières secondes. Celui-ci était un des plus cheap qui m’ait été donné de voir. En tout cas, c’est une preuve que les compagnies low cost rogne aussi sur ces budgets-là
— Pas de connaissances techniques des réseaux sociaux : pas d’utilisation du hashtag, pas de liaison entre les tweets, pas d’utilisation des images pour maximiser les tweets. Certains argumenteront que c’est un peu du purisme de community management et que cela n’a aucune importance, mais je crois que c’est la première fois où je vois une organisation qui subit une crise et qui n’a aucun de ses tweets dans les plus partagés. Cela en est même à un point où c’est une autre compagnie aérienne qui est plus vue puisque la Malaysia Airlines est, elle, bien placée :
Le plus tweeté de l’organisation sera celui de la Lufthansa, bien loin derrière :
— Pas de contact avec les gens : en bottant en touche l’accident pendant longtemps et en réservant ses réponses aux médias, Germanwings n’a absolument rien compris à l’utilité des réseaux sociaux. Si c’est pour débiter les mêmes phrases que les communiqués, mieux vaut se tenir aux communiqués de presse. On a même vécu une situation tout à fait loufoque où près de 7 heures après les événements, la compagnie annonce les événements en espagnol à l’heure où tout le Web est au courant : surréaliste.
Global :
— Une communication d’abord en allemand : dans une société mondialisée (et d’autant plus dans le secteur aérien), c’est un non-sens selon moi. À mon avis, cette stratégie a été utilisée, car la majorité des victimes sont allemandes. Cependant, en communication de crise, le but est plus de parler à l’ensemble des clients et stakeholders qu’à une cible bien particulière. Le but est de communiquer avec les proches des victimes, mais pas pour celles-ci.
— Une communication de départ surréaliste : le monde entier apprend la nouvelle, mais la compagnie dit qu’il ne s’agit que de spéculations des médias. S’il ne faut jamais communiquer sur des éléments qui ne sont pas vérifiés, il n’est pas dit qu’il faut communiquer son ignorance.
— Une communication axée sur des problématiques internes plutôt que sur les besoins externes : l’ensemble peut être schématisé comme ceci :
Germanwings communique son état interne et oublie que les gens sont en quête de sens, d’information, qu’ils sont dans un état de tristesse qu’il faut partager. L’ensemble de la communication de Germanwings dénote d’une externalisation des problématiques internes. J’ai comme le sentiment que spectre juridique rode derrière la communication d’incompréhension. Cette partie de la crise généralement pas connue du grand public est celle qui peut faire le plus de dégâts. Si bien gérer sa communication de crise ne sauve pas grand-chose, bien gérer sa crise juridique peut éviter de vrais problèmes. C’est pourquoi je pense que la communication est volontairement vague sur la responsabilité de l’organisation afin d’éviter que cela ne soit utilisé dans un futur procès.
De son côté, une consultante en communication de crise qui a longuement travaillé dans une compagnie aérienne française, m’a fourni quelques hypothèses pour expliquer la fébrilité du service de communication :
— La Paralysie des réflexes du fait du choc de la nouvelle
— Le service de presse et de community management de la filiale low cost est réduit.
— Lufthansa n’aurait pas assez vérifié ses protocoles de communication de crise dans ses filiales.
— Lufthansa a peut-être récupéré la main bien plus tard. La gestion à distance étant assez difficile. De plus, il faut savoir que juridiquement, c’est la filiale qui est responsable, et il faut donc protéger la maison mère.
Car s’il est facile d’analyser la communication de crise tranquille dans son fauteuil, c’est une tout autre chose de le vivre.
III. Conclusions et enseignements
1. Les habitudes
a. Les miraculés
Grand classique des accidents d’avion, toutes les personnes qui pensent avoir échappé à la mort et qui font le bonheur des médias. Sur Twitter, c’est par exemple ceci :
À plus d’une semaine et pour une autre destination dans un des 8000 Airbus utilisés. J’avoue qu’elle aura réussi à arracher un sourire. La Dernière Heure quant à elle, raconte l’histoire d’une équipe de football qui avait 3 chances sur 4 d’être dedans. Rien de mieux pour les médias qu’une histoire où on a l’impression qu’un des morts/miraculés est devant nous pour nous livrer un témoignage.
b. L’appel d’air
Phénomène bien connu, mais confirmé, l’appel d’air est bien là. À savoir que lorsqu’une organisation est en crise, les gens se tournent naturellement vers elle comme source d’information. J’avais constaté cela avec la Malaysia Airlines :
Il en est de même ici :
c. les nécessaires historiques
Paris Match déterré ainsi un incident similaire en 2014 tandis que tout le monde rappelle le Concorde et tous les autres incidents en rapport avec un Airbus A320. D’autres vont plus loin et plus local comme La Provence :
d. Le bingo du crash aérien
Nous avons toujours les mêmes problématiques abordées, à savoir :
- La météo : faisait-il beau ? Ici aucun souci.
- L’appareil est-il vieux ? Quand date le dernier check-up ? Quel est l’historique des crashs ?
- Le pilote : est-il expérimenté ?
- Les boîtes noires : que contiennent-elles ? Savez-vous qu’elle n’est en réalité pas noire ?
- Y avait-il des français/belges dans l’avion ?
La conjugaison de plusieurs crashs aériens rend tous ces aspects très connus du grand public. Cela va petit à petit lasser les téléspectateurs.
e. Les fails communicationnels
Dans chaque drame, il y a son flop : une personne ou une organisation qui communique sur l’événement en se tapant un énorme bide. Les gens sont à la recherche de ces bides, allant jusqu’à taper des mots-clefs spécifiques dans les moteurs de recherche de Twitter. J’ai fourni de nombreux exemples à travers cet article.
2. L’hypocrisie chauviniste
Comparée aux autres crises (#jesuischarlie, #dropped), la phase d’émotion est réduite à sa plus simple expression. Il n’y a même pas de phase d’organisation puisque l’on reste sur les mêmes hashtags. Absence également de capitalisation sur les stars en deuil comme on le voit en Allemagne. Cela prouve une réalité humaine : les gens s’en foutent si leur nationalité n’est pas touchée. Point de star, point de français : point d’intérêt émotif. La loi de la mort kilométrique (plus la mort apparaît proche de chez nous, plus cela nous intéresse) vole en éclat au profit de la mort nationale puisqu’un crash en Argentine a suscité bien plus d’émotion qu’un crash en France.
3. L’intérêt des réseaux sociaux est cette fois limité
Zone inaccessible au grand public et très peu de démographie dans cette zone rurale. Point de vidéo, point d’image, pas de témoignage : pour une fois, les réseaux sociaux n’ont été qu’un réceptacle à information et à pathos. L’intérêt de ceux-ci n’était donc pas informatif, mais sociologique.
4. Une communication des autorités sur les réseaux sociaux de plus en plus calibrée
Quand on observe les réseaux sociaux à chaque crise comme je le fais, on remarque surtout en ce début d’année un changement marquant : les autorités ont investi les réseaux sociaux. Communication soignée, prise en charge rapide, transparence contrôlée : le virage semble fait.
Dans l’ensemble, on assiste donc à beaucoup moins d’émotion que d’autres phénomènes. La cartographie des mentions mondiales sur les 1 million de tweets est d’ailleurs criante de vérité :
Seules quelques stars arrivent à émerger. Pour le reste, il ne s’agit que de médias dont la plupart se marche sur les pieds (ils sont tous au centre) alors que certains de qualité comme Le Monde arrive un peu à s’isoler. Bien entendu, il faudra mener d’autres analyses sur d’autres cas de crise pour voir s’il ne s’agit pas d’un comportement normal pour Twitter en temps de crise. Je resterai donc à l’affût de toute nouvelle crise, mais aussi de nouveau développement dans celle-ci.