Hier, le gouvernement français a lancé le site http://www.stop-djihadisme.gouv.fr, afin de lutter contre l’embrigadement sur le Web. Sur celui-ci, on tombe directement une vidéo qui reprendrait les codes des Djidahistes pour leur propagande en leur montrant la réalité :
#Stopdjihadisme : Ils te disent… par gouvernementFR
En réalité, cette campagne de communication est un acte politique et est à mille lieues de remplir les objectifs annoncés puisque ces derniers sont tout autres. Décryptage.
I. Introduction théorique
Je vais exposer un certain nombre de modèles théoriques que je vais déployer dans l’article.
La propagande au sens large n’est plus vraiment utilisée depuis longtemps. Le modèle de communication de masse est tombé en désuétude, car elle est de moins en moins efficace.
En cause, le fait que les citoyens soient de plus en plus conscients d’être manipulés par les médias de masse. De plus, des contre-pouvoirs comme les réseaux sociaux et autres font que les discours qui circulent ne sont plus uniquement ceux des médias traditionnels.
Pour preuve, lorsqu’on parle désormais de marketing d’influence, on ne parle que de modèle proche du « Two step flow of communication » développé par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz qui théorise le fait que l’on privilégie les « médias faibles » :
En gros, la parole des médias de masse est décryptée par les opinion givers qui tempèrent la vision de ceux-ci. Comme ces opinion givers sont plus proches des gens, leur influence serait grandissante, surtout que leur indice de confiance est plus grand.
Aujourd’hui, ces processus sont utilisés par la majorité des RPs 2.0 qui utilisent des blogueurs et influenceurs pour leurs campagnes de relations publiques.
Une des grandes théories du marketing sur l’influence est la hiérarchie des effets. Selon cette théorie développée par de nombreux chercheurs ou praticiens, nous aurions différents stades avant d’être influencés par un acte d’achat. Il y a par exemple le modèle Think-Feel-Do qui déterminerait l’ordre pour chaque produit.
Lewis a développé le modèle AIDA, encore utilisé par pas mal de publicitaires. Selon lui, il y a l’attention, l’intérêt , désir et action. (E. K. Strong, Jr. The Psychology of Selling and Advertising. New York 1925)
Rogers a travaillé, lui, sur la diffusion de l’innovation où il dénombre 5 phases : (Rogers, Everett (16 August 2003). Diffusion of Innovations, 5th Edition. Simon and Schuster.) J’ai parfois volontairement changé le mot « innovation » utilisé pour « information.
Phases
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Explications
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La connaissance
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Nous prenons conscience d’une information.
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La persuasion
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Petit à petit, nous commençons à être persuadés du bien-fondé de l’innovation proposée.
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La décision
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Nous prenons une décision quant à l’innovation que l’on nous propose. Soit celle-ci est un non soitun oui !
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L’implantation
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Nous commençons à utiliser l’innovation et être actifs.
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La confirmation
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Durant cette phase, soit nous allons devenir convaincu, soit nous va commencer petit à petit à quitter
L’innovation qu’on nous propose.
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Ces phases sont aussi appelées l’éveil, la compréhension, l’intérêt, l’évaluation, l’essai et l’adoption.
Du coup, si le gouvernement voulait stopper un individu d’accepter le Djihadisme qui est une innovation dans sa manière de voir la vie, il devrait agir sur une de ses phases.
II. Stop Djihadisme selon la hiérarchie des effets
Comment devient-on djihadiste ? Vaste question dont il faudrait au minima une thèse pour apporter une réponse parfaite. Je vais donc avancer sur des terrains dont je suis à peu près certain qu’ils ne seront pas glissants. J’occulte d’ores et déjà la dimension offline, car je ne suis pas un spécialiste du Djihad et encore moins sociologue. En ne prenant que le Web, il ne me reste qu’à isoler les moyens par lesquels je pourrais être en contact avec de la propagande djihadiste qui me pousserait à rejoindre le mouvement.
En phase d’éveil/de connaissance, il y a donc quelques grandes portes d’entrée disponibles :
a. Les réseaux sociaux
Je pourrais être exposé à une propagande djihadiste par les réseaux sociaux. Un de mes contacts est déjà à une phase supérieure et est devenu un vecteur des messages propagandistes. Je tombe donc par hasard sur une vidéo. Il y a donc deux points :
- Facebook, Twitter et consorts : qui joue le rôle de diffuseur de contenu grâce à la participation d’un tiers. L’initiative Stop Djihadisme est à ce titre inutile pour lutter contre cela. Seule possibilité : isoler les tiers qui diffusent ce genre de contenu afin de voir les nouveaux « amis » ou « followers » afin de leur proposer une contre-vidéo. Je donne quelques pistes ici.
- Dailymotion, Youtube et consors : qui joue le rôle de « broadcaster”. Seules portes d’entrée vers ce réseau, la publicité AVANT la vidéo ou les vidéos “connexes” que propose YouTube ou Dailymotion. Il faudrait donc payer pour avoir des publicités sur les vidéos de l’état islamique. Seulement, aucune chance que les gens puissent regarder une vidéo de StopDjihadisme puisque celle-ci n’est pas en arabe et n’utilise pas du tout les mots-clefs des djihadistes :
Comme les descriptions des vidéos de StopDjihadiste sont tellement conventionnelles et politiques :
“Chercher le paradis et trouver l’enfer : la propagande djihadiste veut convaincre en décrivant un « monde idéal » mensonger. Les recruteurs trompent des personnes en leur promettant un avenir, un idéal ou une cause à défendre, là où ils ne rencontreront que manipulation, barbarie et mort.
En savoir plus sur www.stop-djihadisme.gouv.fr “
Et comme le gouvernement a utilisé son gros compte Dailymotion ET un même hashtag pour toutes ses vidéos au lieu de celui d’un pauvre inconnu, les propositions nous montrent bien qu’il y a peu de chance qu’un futur djihadiste tombe dessus :
En bref, sur les réseaux sociaux, la campagne StopDjihadisme n’aura aucun effet.
B. Google
Si je ne tombe pas sur les vidéos de propagande sur les réseaux sociaux, l’autre possibilité est bien entendu la porte d’entrée vers le Web : Google. Et s’il y a une certitude que j’ai, c’est que s’il y a bien une chose que je ne ferai pas, c’est bien cela :
J’ai encore assez foi en l’humanité que pour me dire que le futur petit envoyé en Syrie ne se lève pas un bon matin en se disant “tiens et si j’allais faire le Djihad, allons taper cela sur Google”. Si je tape également Vidéo de propagande Daesh, je ne tombe sur rien. D’ailleurs, est-ce que je taperais réellement “vidéo de propagande Daesh” en phase d’éveil ? Pour trouver la vidéo de propagande de cet article, j’ai du utiliser un des hashtag en arabe qu’ils utilisent ( que m’a passé un spécialiste de la question), à savoir #الدولة_,الإسلامية , car la majorité de mes tentatives de recherche sur Google furent infructueuses.
Il faudrait donc identifier les autres mots-clefs tapés par les djihadistes et ensuite mener une optimisation SEO. ( Search Engine Optimization)
En SEO, les choses les plus importantes sont la métadescription, le titre et les mots-clefs utilisés à travers le site. (Je simplifie vachement, ne me tapez pas, spécialiste en SEO)
- Le titre : je doute que le petit lambda tape “Stop Djihadisme” sur Google.
- La métadescription : il s’agit d’une phrase cachée destinée à Google pour décrire le site. Celle-ci est la suivante : “Contre la menace terroriste, tous concernés, tous vigilants. Pour en savoir plus, rendez-vous sur stop-djihadisme.gouv.fr #StopDjihadisme” . Je doute que cela soit visible par un simple adolescent ou jeune adulte qui fait des recherches sur Google.
- Mots-clefs : Voici les mots-clefs les plus utilisés sur le site :
Alors, que taperait mon apprenti djihadiste : terroriste ? Terrorisme ? Mesures exceptionnellement ? Antiterroriste ? Ensemble ? STOP DJIHADISME ? Le Gouvernement français ?
En bref, sur Google, je n’ai aucune chance de tomber sur la campagne.
En phase d’éveil, il n’y a aucune chance qu’un contre-discours survienne. Il aurait fallu :
- Effectuer des vidéos ciblées en pré-roll
- choisir des mots-clefs utilisés par les djihadistes
- Flooder les différents hashtags utilisés sur Twitter par l’état islamique
- Proposer des versions en arabes
- Optimiser son site de façon à ce qu’il soit visible sur Google.
À aucun des moments d’éveil, la campagne ne pourra être visible.
En phase de persuasion, il faudrait que le message produit me persuade que l’innovation qu’un me propose est la bonne. De ce que l’un sait de témoignages d’experts, il y a 3 composantes de l’état islamique dans cette propagande :
A. La souffrance des peuples musulmans
Ils jouent sur la souffrance des peuples musulmans en Syrie et en Israël pour pousser à l’action. L’’tat islamique sensibilise la cible. C’est la phase d’émotion. (Feel)
B. Le détournement du Coran
Ils font légitimer l’ensemble de leurs actions et la guerre par des moments du Coran. Si l’individu pense qu’il est sur le mauvais changement, on lui rappelle qu’il doit penser au Coran. (Think)
C. L’héroïsme guerrier
Les vidéos de propagande jouent sur des effets dignes de films hollywoodiens pour montrer l’héroïsme en temps de guerres. L’état islamique joue ainsi sur des codes de film ou de jeux vidéo. Voilà ce que tu seras. (Do)
Ces trois effets bien connus dans le monde du marketing sont très bien appliqués par la propagande de l’état islamique. À ce stade, les gens sont en contact direct avec des gens fanatiques qui jouent le rôle de vecteur sur les actions à mener.
Contre ce vecteur, les actions de #stopdjihadisme sont inefficaces si ce n’est celles qui sont axées sur l’entourage de la personne touchée.
Pour les vecteurs et les relais d’influence, il y a un moyen d’action développé par le site en aiguillant les proches.
Par contre, dans le contenu des vidéos, si l’un regarde les différents thèmes abordés par la vidéo :
- Tu découvriras l’enfer sur terre et mourras seul, loin de chez toi.
- Tu élèveras tes enfants dans la guerre et la terreur.
- Tu seras complice de massacres de civils
- Comme seules vérités, tu découvriras l’horreur et la tromperie.
Il n’attaque jamais le côté héros de la guerre en montrant une réalité tout autre par des vidéos encore plus choquantes. (le “Do”) Ils n’attaquent jamais le fondement religieux (Le “Think”) en reprenant le coran. Enfin, ils ne font que confirmer que la situation pour les musulmans locaux est catastrophique vu qu’il y a “la guerre et la terreur”, que “des civils se font massacrer” et que c’est l’enfer sur terre” là-bas. ( le “Feel”)
Il n’y a donc pas de destruction des instruments de propagandes utilisés par les propagandistes. La persuasion négative n’opère pas, d’autant plus que les vecteurs de l’état islamique sont toujours très influents sur leurs pensées.
Pour la phases de décision, il n’y a absolument aucun travail non plus pour viser les sites de transport vers la Turquie ou autres pays qui offrent des facilités pour se rendre en Syrie. En phase d’implantation et de confirmation, il sera bientôt impossible pour un Français s’étant rendu là-bas e retourner au pays, tant la pression devient grande et ils savent qu’ils seront à jamais considérés comme terroristes.
D’u’n point de vue marketing, la contre-propagande sera donc un cuisant échec, car dans l’établissement de cette campagne, jamais on n’a considéré la cible réelle, à savoir la personne qui est susceptible d’être influencé par de la propagande de Daesh. Il aurait fallu utiliser leur code, des faux profils, les techniques que j’ai montrées plus haut, et cela n’a jamais été fait.
III. Stop Djihadisme, une communication politique
En réalité, je pense que cette campagne n’est pas du tout pour lutter contre la propagande et pour viser les potentiels jeunes qui seraient touchés par cette campagne.C’est un artefact de communication (quelques exemples ici) à savoir que si la cible annoncée est le potentiel djihadiste, la vraie cible est en réalité la population à qui l’on dit que l’on va mettre en place des politiques pour lutter contre le terrorisme. Les indices ne laissent planer aucun doute, car la vidéo Dailymotion est uploadée par le compte du gouvernement.
Dans les tactiques de lobbying et d’influence, on évite de mettre son propre nom, préférant ajouter de la crédibilité à l’émetteur. (Ce n’est pas Intermarché qui discute de la pêche en eau profonde, mais l’association Bluefish, etc.)
La communication politique gouvernementale est toute communication qui vise à retranscrire l’action du gouvernement. Nous avons ici un exemple flagrant sur le site :
Parce qu’au final, le but est là : montrer que l’état agit. Ce n’est donc pas un hasard si les keywords du site sont : lutter contre le terrorisme, menace terroriste, djihadisme et propagande djihadisme.
Des mots-clefs qui ne seront jamais tapés par un jeune qui se pose des questions, mais bien par un citoyen qui a peur. L’ensemble est confirmé par le hashtag choisi lors du dernier message de la publicité :
Des jeunes potentiels aspirants qui discuteraient sur #stopdjihadisme ? Une blague ! Seuls les citoyens utiliseraient ce hashtag, ce qui montre la véritable cible.
Ce message n’est d’ailleurs pas un “call to action” du genre “ne vous faites pas avoir”, qui remplirait la fonction conative de Jakobson, mais un simple statut qui montre d’un côté un problème étatique et ensuite une volonté du gouvernement sous forme de hashtag. Au final, il n’y a qu’à regarder le slogan/la baseline utilisé pour cette campagne : “Agir contre la menace terroriste. “
Conclusions
Tous les médias ont pris un expert en sciences politiques ou en Djihad. Aucun n’a pris un publicitaire ou tout du moins quelqu’un qui connaît les ficelles de la communication d’influence. C’est pourtant ce qu’il aurait fallu, car cette campagne de communication n’a qu’une seule utilité : aider les familles à déceler un changement de comportement et offrir des contacts à qui parler.
L’initiative est louable, mais qu’on ne vienne pas nous faire croire qu’il s’agit d’une campagne de contre-discours, car la véritable cible est simplement l’électeur pour lui montrer que le gouvernement agit. C’est d’ailleurs un succès puisque tous les médias, y compris belges, en ont parlé. La vidéo a été vue 472 361 fois et tweetée 952 fois.
S’il n’y a pas 472 361 personnes qui sont potentiellement des djihadistes, il y a en revanche 472 361 personnes qui ont vu que le gouvernement bougeait sur cette question.
À ce chiffre, il faudra ajouter toute la couverture médiatique qui a été faite autour. Cela rassurera le citoyen lambda, mais cela ne changera absolument rien : la bataille de l’influence sur le Web est encore à mener.