La polémique gronde à la suite de l’organisation d’une fête de 24 heures où Paris plage prendra des airs de Tel-Aviv dans le cadre d’un partenariat entre la ville de Paris et la ville israélienne. Ce qui est une agitation militante devient une saga médiatique tant les réseaux sociaux agissent comme une légitimité éditoriale puisque Le Monde commence l’article par « de nombreux internautes et plusieurs associations protestent contre l’organisation » , 20 minutes débute son introduction par le fait que cela produit « des vagues sur les réseaux sociaux » et l’Express indique que cela « suscite l’ire de nombreux internautes propalestiniens et de quelques élus » . J’ai donc décidé de retracer l’historique de cette histoire via Visibrain Focus TM, tout en donnant les principaux enseignements que cela nous donne sur le monde médiatique dans lequel nous vivons désormais.
A noter que cet article se retrouve en version plus courte et plus grand public sur Rue89
I. Le récit sur Twitter
Au lancement du hashtag, le premier tweet utilisant le hashtag est en réalité… un tweet positif qui reprend un tweet sans hashtag du directeur de la communication de l’ambassade d’Israël qui indiquait l’événement:
Il faut attendre le 5 août pour qu’un compte ProPalestinien ne reprenne le hashtag pour dénoncer le partenariat entre les deux villes :
Pour autant, le premier tweet négatif est celui de Quentin Faure qui alpague Anne Hildalgo pour lui demander « si les arabes devront passer un checkpoint ».
https://twitter.com/QuentinFaure/status/628863964152221696
Mais si cela a plus lieu du troll qu’autre chose, c’est surtout « Moonbee » qui fait entrer le hashtag dans le militantisme :
Et qui active l’autre tweet :
Elle montre d’ailleurs dès le départ que cela n’a rien à voir avec Tel Aviv mais est plus en rapport avec la politique globale d’Israël :
Une Française d’origine palestinienne réagit également :
https://twitter.com/Rania2Palestine/status/628904612796493824
Dès le départ, on comprend que la personne visée est Anne Hidalgo autour de multiples communautés : (L’ensemble de mes cartographies se lisent de la façon suivante : une couleur désigne une communauté de par les discussions qu’ils ont ensemble, un point (une boule) signifie un compte Twitter. Plus celle-ci est grosse, plus le compte a de mentions.) :
Voyant la polémique monter, un élu du front de Gauche va jusqu’à parler d’apartheid :
Son avatar sur Twitter ne laisse planer aucun doute sur sa position par rapport au conflit israélien
Cela reste pourtant un petit sujet très peu discuté puisqu’ils ne sont que 465 personnes à en parler. La journée du 8 août, sera par contre le vrai départ de la chose avec un entraînement presque militaire tant la simultanéité des posts est forte puisque l’on va passer de ceci :
A ceci :
Une communauté bleue composée de Oxymorus, Karimab_ et PaulDraszen, que l’on peut qualifier sans souci de proPalestinienne, comptabilise à eux trois 2000 des tweets qui ont circulé :
Une communauté mauve, menée par rania2palestine, madjifalastine et servale45 qui comptabilise 1000 tweets à eux trois :
La communauté verte constitue des communautés qui ne sont touchées que par une seule personne dont nous avons en haut à gauche, Demineur (medinrecords):
https://twitter.com/Medinrecords/status/629691466860920832
https://twitter.com/Medinrecords/status/630028426422919169
Ybenderbal (citoyen du monde) qui a été très prolifique, produisant pas moins de 25 tweets et comptabilisant à lui tout seul 1197 tweets :
On remarque qu’il s’agit clairement de gesticulation verbale.
Enfin, Sihame Assbague (s_assbague) , militante sur de nombreux sujets :
En orange, on retrouve Al Kanz , un des principaux médias musulmans français en ligne, dont nous reparlerons plus tard.
On peut donc dire que ceux qui attaquent Anne Hidalgo sont des gens propalestiniens (dont les milieux d’extrême gauche)
Enfin, en bleu clair, la communauté pro-événement où l’on retrouve le directeur de la communication de l’ambassade israélienne, Aurore Bergé, Julien Bahloul et Claude Askolovitch. Ceux-ci se sont complètement faits troller puisqu’ils ont contribué à hauteur de 1281 tweets à la polémique.
D’autant qu’une fois que ceux-ci étaient dans la partie, la presse (absente pour la plupart du graphe, car ils n’utilisent pas le hashtag en question) avait désormais un article puisqu’elle pouvait donner la version des deux côtés du jeu. Ils alertent également leurs différentes communautés qui viennent grossir la polémique en deux camps parfaitement schématisés par ce graphe :
Si Le Parisien est présent dans ce graphe, plutôt du côté des proPalestiniens c’est uniquement parce que ce tweet le mentionne :
https://twitter.com/Linformatrice/status/630316997239291904
Les milieux propalestiniens ont donc habilement joué leur coup en gagnant ce qu’ils étaient venus chercher : du pouvoir. Car maintenant, l’affaire est portée sur le devant de la scène, et les politiques doivent réagir. Ainsi, la conseillère de Paris, Danielle Simonet du Parti de gauche, marque l’essai débuté par Madjid Messaoudene en sortant médiatiquement. Une pétition en ligne est créée pour essayer de faire matérialiser l’opinion publique tandis que Bruno Julliard, premier adjoint de la mairie de Paris, est envoyé devant la presse de façon à ce qu’Anne Hidalgo puisse rester en arrière si la polémique venait à devenir insupportable.
II. L’analyse
1. La ligne du temps.
Nous avons donc 39 306 tweets fait par 10 428 personnes. A titre de comparaison, pour le maillot de Reims, nous avions 39 688 tweets sur une semaine entière. Ici, c’est atteint en même pas 3 jours. Et pour cause, ils ont compris qu’il fallait faire du bruit :
Dès lors, comment expliquer un tel bruit médiatique ? Déjà, remarquez que les presque 40 000 tweets ne sont réalisés que par 10 000 personnes, en ce compris les différents médias. Soit presque un ratio de quatre tweets pour une seule personne. Pour l’astroturfing du maillot de bain de Reims, c’était 17 000 personnes. Pour vous illustrer la technique d’astroturfing, prenons un tweet très simple et pas forcément antisioniste comme celui-ci :
On y voit plus de 56 retweets. Or, quand on regarde bien finement qui a retweet, on y découvre :
Soit des simples comptes avec très peu de followers. Et pour cause, ils sont créés uniquement pour crier.
Cela fait maintenant plus de 2 ans que je scrute chaque frétillement de la toile et ke connais très bien le logo du dernier compte qui est celui de Baraka City. Ces communautés sont rompues à ce genre de combat numérique et sont très entraînées du fait de la relative expérience en la matière.
En 2013, ils se battaient contre la chaîne M6 et son émission Pékin Express, parce que la chaîne de télévision avait commis la bourde d’organiser le jeu en Birmanie, pays où la minorité des Rohingyas se fait massacrer. A l’époque, j’avais montré à quel point nous avions affaire à un astroturfing pur et dur puisque sur cette cartographie des relations (following/followers) de ceux qui ont tweeté, nous pouvons voir que tous les comptes remontaient à Al Kanz et Baraka City et n’étaient même pas connectés entre eux.
Au fur et à mesure des émissions, ils se sont réellement rodés à l’exercice, développant même une plateforme dédiée avec un compteur de tweets par minutes pour motiver les troupes :
Ils proposaient également des tweets prêts à l’emploi :
Ils ont ainsi engrangé des victoires comme la fin de quelques partenariats et une incapacité à suivre l’émission sur Twitter. Les techniques sont restées les mêmes que pour ici, à savoir :
- L’utilisation d’images-chocs et un axe narratif du massacre dont voici les 4 les plus tweetés
- Le suivi du hashtag pour retweeter tous les messages.
Lorsqu’ils n’ont pas pu utiliser ces techniques, cela s’est soldé contre un échec ( contre La Société Générale)
Pour notre polémique présente, Al Kanz est présent alertant ses communautés déjà formées :
On voit que tous types d’information suffisent pour « nourrir le hashtag ». Et pour cause, ils savent très bien que les journalistes sont pour le moment très limités dans la détection d’astroturfing par des communautés. Il n’y a qu’à lire 20 minutes pour le constater :
« Les internautes expriment leur colère sur les réseaux sociaux, et notamment sur Twitter où le mot-clé #TelAvivSurSeine est très relayé ce week-end – plus de 15.000 fois (selon l’outil Topsy) – donnant parfois lieu à des commentaires très agressifs ou antisémites. Le mot-clé Tel-Aviv figure parmi les hashtags les plus populaires en France ce dimanche. »
Une simple mesure sur Topsy, qui est pour le journaliste à la crise Web ce qu’est Flight Radar à la crise aérienne. Seulement l’outil ne fait que compter. Il ne catégorise pas, et il n’approfondit pas. Un simple exemple, mais ce tweet est un bot qui a profité du hashtag « trending topic » pour tenter d’élargir sa notoriété :
https://twitter.com/_PeopleStory/status/629997271887818752
Si je ne prends que les utilisateurs français, je passe de 40 000 tweets à 10,291 tweets par 2,941 utilisateurs. Toutefois, des gens n’ont pas entré leur localisation dans leur biographie ce qui biaise un peu l’exercice tout en relativisant un peu le nombre de tweets. (D’autant que la plupart des gens qui ne la mentionnent pas sont de petits comptes, voire des bots)
Enfin, si j’enlève les retweets qui sont établis par des comptes à faible followers, cela ne fait que 9253 tweets par 2904 utilisateurs. Bref, vous aurez compris que Topsy n’est en rien fiable pour qualifier la puissance d’un bruit.
2. Analyse sémantique
Le second hashtag « Paris » avec 1412 mentions est bien loin derrière TelAvivSurSeine. Et pour cause, tout est fait pour faire monter le chiffre du hashtag principal, ce qui est typique dans ces actions.
Les mot-clés les plus tweetés montrent que l’on cherche à pointer spécifiquement du doigt Anne Hidalgo, ce qui était déjà bien montré dans les différentes cartographies.
3. Analyse des intervenants
Sans surprise, le profil des intervenants est très international avec une très forte présence d’Israël, du Maroc, de l’Algérie et de la Palestine. Dans un débat qui ne devrait concerner que la ville de Paris, cela a le don d’être cocasse. A noter que les communautés qui ont allumé le hashtag dans les premiers jours sont les suivantes : (cartographie des relations entre les comptes)
III. Décryptage
L’essor du bruit comme instrument de lutte populaire.
Dans une bataille d’influence d’opinion, il est nécessaire de rendre matériel ce qui est immatériel (l’opinion). Avec l’arrivée du Web 2.0, de nouveaux moyens se sont rajoutés à la boite à outil du militant pour apporter la preuve matérielle de quelque chose d’intangible. Parmi ceux-ci, la pétition en ligne a été un des premiers à être utilisé.
Depuis peu, les militants ont également trouvé en les réseaux sociaux un terrain de jeu qui leur sied parfaitement. Dans ces deux techniques, plus besoin de mains ouvrières présentes sur le terrain, il suffit maintenant d’un retweet, un like ou un share pour que l’on comptabilise la manifestation populaire.
Il n’y a également plus de frontière, un militant d’Israël peut aider un militant de Paris. Dans une société où l’on peut tout mesurer et où le contrôle doit être total, les politiques ont tout de même peur qu’ils ne soient plus en adéquation avec ce que l’opinion pense. Et l’opinion, ce sont des voix à gagner ou à perdre. Pourtant, est-ce que l’on a affaire à une action individuelle ou de groupe ? Est-ce de la démocratique représentative dans le sens où cela rejoindrait un opinion publique et non des intérêts particuliers d’un groupe de pression ? Le flou est total, et cela serait dangereux que de balayer d’un revers de la main une manifestation populaire, car cela va à l’encontre du principe même de démocratie.
Dès lors, ce genre d’actions militantes va se succéder dans le futur. La semaine passée, c’était l’astroturfing du maillot de Reims avec l’extrême droite aux manettes. Aujourd’hui, c’est au tour de #TelAvivSurSeine avec l’extrême gauche aux manettes. Demain, cela sera une autre. Car la preuve que cela fonctionne parfaitement pour être dans les médias est bien là, devant nos yeux.
Polémique et média, un couple indétachable
Pourquoi donc un telle bulle médiatique ? Le fait est que nous vivons dans un monde où la normalité est le consensus. Dès lors, que celui-ci est brisé, cela devient une anormalité systémique portant le nom de « polémique » dont il faut parler. Celle-ci va alors vivre dans l’espace médiatique tant qu’il y a discorde et interactions entre des parties. Les médias agissent comme un arbitre entre deux boxeurs. Le fait est que dans ce genre de conflit, il n’y a pas de vérité. D’un côté il y a une impression d’injustice qu’on essaie de retranscrire en voulant acquérir de la visibilité au sein du public et non pas de l’opposant direct. (La ville de Paris, représentée par Anne Hidalgo) De l’autre, on ne comprend pas la polémique que cela engendre. Il y a donc une incompréhension totale qui fait que pour que la polémique cesse, il faut dialoguer. Or, aucune des deux parties ne comprend l’autre. La situation est donc sans fin. C’est finalement l’importation du conflit israélien dans un enjeu municipal.
Peut-on pour autant blâmer les médias ? Pas vraiment pour ce cas-ci, car même l’adjoint au Maire a du réagir. À vrai dire, c’est davantage le paradoxe réactionnel qui est en cause. Cette théorie que j’ai développée autour du faux bad buzz est simple à comprendre. Dans un monde médiatique où le bruit et le combat passionnent les foules, le jeu consiste à « troller » le camp adverse pour faire passer son propre message. On peut définir le paradoxe réactionnel comme « le fait de réagir négativement à un message qui ne plaît pas, et ce alors que cette réaction entraîne une visibilité à celui-ci. » Ce qui nous donne un schéma comme celui-ci :
Ainsi, pour l’affaire du maillot de Reims, SoS Racisme a réagi à l’affaire, donnant un bruit à cette affaire lancée par des groupes d’extrême droite. Ici, nous avons la même chose puisqu’à la cartographie finale, nous voyons que les « pros » ont contribué à l’essor du bruit autour de cette affaire.
De la même façon, les médias répercutent une affaire qui n’existe que par les gesticulations verbales de certains militants, ce qui leur donne un pouvoir tout à fait grand puisqu’on installe la polémique dans l’agenda médiatique, entraînant toute une série de récupérations et réactions politiques qui seront également relayées par la presse, et ainsi de suite. Cela constitue la preuve ultime que nous n’en avons pas fini avec ce genre de cas, puisqu’il n’y a aucune faille dans ce système qui crée une « loop médiatique » dont on ne sort jamais, jusqu’à ce que cela lasse et que les médias passent au futur événement qui a « buzzé » sur les réseaux sociaux.