La semaine passée, la chaîne de télévision TF1 a subi une crise avec un grand retentissement : deux hélicoptères d’une de ses boîtes de production, ALP, se sont écrasés et avec eux, des têtes bien connues et aimées du public français. Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de ce cas par le prisme des réseaux sociaux, et particulièrement de Twitter ? Réponse dans ce long article qui amènera des conclusions assez intéressantes.
Analyse
Analyse avec l’aide de Visibrain, éditeur de la plateforme de veille Twitter Visibrain Focus TM.
1. Courbe de vie
Le nombre de tweets a été particulièrement conséquent puisqu’on comptabilise en 1 jour pas moins de 191 000 tweets écrit par 92 870 Twittos rien que pour les mentions en français. (Pour des raisons évidentes, j’ai supprimé tous les tweets d’autres langues, car avec “dropped”, on aurait eu un sacré bruit ! Nous pouvons observer différents pics :
Le 1er pic que l’on observe du 9 mars 21 heures au 10 mars 3 heures :
Ceux qui suivent mes analyses savent déjà ce qu’il y aura : la phase d’information. Il suffit de voir les tweets les plus tweetés :
Confirmation que les pics de tweets descendent beaucoup durant les périodes de nuit pour remonter dès le lever du matin. Ce phénomène a été observé plusieurs fois et est plus que logique puisqu’il confirme juste que les gens dorment. ( Quelle trouvaille scientifique !)
On observe vers 2 h 15 une phase de transition où les informations cotaient la phase émotive ( tweet d’Amaury Leveaux)
Tous les médias s’alignent sur l’AFP : ( j’ai appliqué un filtre : au moins 11 degrés)
Les principaux nœuds avec le plus de degrés entrants (c’est à dire des mentions ou RT) sont les médias d’information.
Il était également intéressant de voir la phase de surprise où l’on recoupe les informations sur Twitter :
Le 2e pic que l’on observe du 10 mars 5 heures à 11 heures :
Encore une fois, la phase qui survient après celle de l’information est celle de l’émotion.
Seules deux informations du Monde arrivent à se placer, mais dans un ordre tragédique (gravité de l’événement, et portrait d’une des victimes)
On aura donc un mélange d’information et de personne qui partageront leurs émotions à travers des personnalités :
D’ailleurs, le hashtag RIP sera le deuxième plus utilisé à ce moment-là ! On aura également le hashtag #triste qui aura une belle place.
Le 3e pic que l’on observe du 10 mars de 15 heures à 23 heures :
Cette phase est celle de l’organisation puisque le framing de la situation va être apposé :
- La télé-réalité est établie comme coupable de la crise.
- TF1 n’a aucune honte
- On ne parle dans les médias que de 3 victimes alors qu’ils sont 10
On observera donc beaucoup de tweets comme celui-ci :
Tous les moyens pour pointer du doigt TF1 seront utilisés. (Son utilisation de la publicité, son mauvais direct, etc.) On voit également ceci, ce qui constitue a priori une erreur, même s’il est très difficile parfois de joindre l’ensemble des familles :
La carte des mentions est la suivante :
C’est donc bien les stars et les gens qui ont pris le pas sur les médias.
2. Analyse sémantique
a) Analyse des hashtags
Ce qui est intéressant, c’est que la part entre le hashtag le plus utilisé et le deuxième est énorme. Dix fois plus de #dropped que de #TF1 ou de #RIP. Cela montre bien qu’une fois qu’un hashtag a été choisi, celui-ci reste très utilisé par tous les membres du réseau.
Les noms prennent également une grande importance dans les hashtags et il y a également une constante dans les crises, à savoir que l’on nomme le lieu où cela se déroule comme hashtag (Argentine).
L’émotion était également très présente à travers les #RIP, #reposeenpaix, #jesuistriste, et #tristesse.
Dernier élément également croustillant : la place de #kohlanta qui montre que les historiques en temps de crise sont toujours ressortis.
b) Analyse des expressions
Au-delà de la présence de mots très habituels, c’est surtout une absence qui est importante : celle de ALP. Car si TF1 était la chaîne qui allait la diffuser, Dropped était surtout une émission produite par ALP. Pourtant, celle-ci est absente à tous les étages !
c) Le top Tweet
https://twitter.com/ALeveaux/status/575102640985653248
https://twitter.com/boccolini1/status/575193391237066752
https://twitter.com/LaMortLaVraie/status/575193836416274432
Ce qui est intéressant dans ce TOP 10 est de voir que les célébrités deviennent des catalyseurs. On se sert d’elles pour exprimer des émotions. Les différents couacs de TF1 sortent également du lot. Enfin, en dernier tweet, on retrouve une “information” au moment où la question aurait pu se poser. Enfin, les tweetos agissent comme un contre-média pour diffuser des autres informations que les médias principaux ( la place des victimes “anonymes”)
Les tweets d’annonce ou d’événements ne sont pas fortement présents dans ce TOP. Il faut aller au-delà des dix premiers tweets pour découvrir ce tweet de l’AFP qui était la première information.
3. Analyse des images utilisées
Twitter étant un média de plus en plus axé sur les images, il est intéressant d’analyser quelles sont les images qui sortent du lot.
La plus twittée est un hommage à la nageuse Camille Mufat :
La deuxième montre un tournant dans la crise, à savoir le direct en face de la carcasse de l’hélicoptère :
On retourne ensuite aux deuils avec la liste des tués et le focus sur les 3 sportifs :
Mais les victimes moins connues sont aussi mises à l’honneur par les twittos avec la 5e photo la plus twittée :
Bien boostée notamment par ce tweet :
https://twitter.com/Johanftc/status/575250040526143488/
4. Analyse des intervenants
Sans surprise, TF1 est la plus citée. Viennent ensuite les médias, mais ce ne sont pas eux qui reçoivent le plus de mentions et de retweets comme vous pouvez le voir sur ce schéma :
Ici encore, on voit l’omniprésence des “stars” qui prennent le pas sur les médias ce qui montre que l’on vit plus une crise émotionnelle qu’une crise où l’on est à la recherche des informations et autres. Pour les médias, ce constat est intéressant, car il indique qu’il faut un contenu éditorial basé sur l’émotion, plus que sur l’information.
Au niveau des intérêts, il est intéressant de remarquer que c’est surtout le monde du sport qui a parlé :
Alors qu’on observait nettement moins ces intérêts pour des crises comme Swissleaks ou #Jesuischarlie.
Conclusions
1. Les classiques de la communication de crise.
Communiquer rapidement aux familles des victimes
Grand classique de la communication de crise, il faut prévenir les familles des victimes avant toute chose. Ici, il y a manifestement eu des petites erreurs, mais elles sont compréhensibles : quand un fait survient aussi tard aux heures françaises, cela devient très difficile de contacter celles-ci. Pourquoi cette sacro-sainte règle ? En premier lieu et tout simplement pour la décence et la nécessité d’être une organisation qui prend ses responsabilités et se met à la place des familles qui apprendraient l’horreur par les médias. Ensuite, cela permet d’établir un contact privilégié avec les familles alors que celles-ci seront une partie prenante très importante tout au long de l’affaire.
Il en est de même pour les proches puisque TF1 isolera complètement les participants de l’émission dans un hôtel et distribuera les interviews avec subtilité et calme.
L’exposition de l’historique des crises
Dans l’absence d’information disponible en suffisance, les médias se sont lancés dans l’historique des drames durant les télé-réalités. Très rapidement, le spectre de la mort durant l’émission Koh Lanta est revenu d’autant plus qu’il s’agit de la même boîte de production. Un hashtag a même été lancé pour la cause.
L’attribution en fonction de la notoriété
Si c’est ALP qui est responsable pour cette crise, c’est bien TF1 qui est montrée du doigt. Comme vu dans la crise Scapêche où Bloom avait été “brandé” sa communication “Intermarché”, le grand public vise ce qu’il connaît et le plus gros poisson.
Il ne sert donc plus à rien de maquiller des succursales pour se dédouaner de la responsabilité aux yeux du grand public. Un sous-traitant impacte également l’entreprise qui l’emploie. ( Cas H & M/Apple/Mc Donald) Qu’importe la chaîne juridique de responsabilité, ce qui compte pour le grand public est la vraisemblabilité de la responsabilité.
Les montages techniques n’ont donc aucune importance. De même, lorsque TF1 se défend de son direct en face de la carcasse :
“Il est vrai que ce cadre n’était peut-être pas le meilleur. Mais nous ne l’avons jamais souhaité. Nous devions faire ce direct devant l’hôtel !”, s’est justifiée la directrice de l’information. Mais nous n’avons pas sur place de moyens de diffusion et de moyens satellitaires. Nous avons fait appel à un prestataire. Eux, se trouvaient à un endroit et n’ont jamais voulu ou pu déplacer le camion devant l’hôtel. Une heure avant le journal, ils nous ont donné une adresse pour que Louis Bodin puisse rejoindre la position de direct. Adresse que nous ne connaissions pas en Argentine. Louis est arrivé au dernier moment. Il se trouve que ce camion était installé sur le lieu de l’accident. Ce n’est pas ce que nous souhaitions ni ce que souhaitait Louis. Dans son témoignage, avec dignité et émotion, a simplement rendu hommage à ceux qui ont perdu la vie dans cet accident. À aucun moment, il n’était question pour Louis de faire état de la carcasse d’hélicoptère qui se trouvait derrière lui. Jamais nous n’avons souhaité faire ce direct dans ces conditions. Je suis triste de ce procès. Je regrette que nous ayons pu choquer nos téléspectateurs.”
Cela ne paraît pas vraisemblable. Ce discours n’a presque aucune utilité pour éteindre l’incendie même s’il est vrai.
2. Une gestion de crise plutôt bien menée
Cellule de crise, contact avec les autorités, isolement des candidats, communication mesurée, calculée et sans accro (pas de communication démentie), et arrêt de l’émission : la gestion de la crise a été bien menée et il y a fort à parier que la crise Koh Lanta a laissé des bonnes pratiques. En soi, la crise est plutôt simple pour TF1, car l’impact sur son image ne sera que mesuré. De plus la responsabilité incombe à la société de production qui pourrait être remboursée par les assurances. Le plus grand défi reste de combler la place dans les programmes après l’abandon de Dropped. Un autre souci pourrait également être la succession des crises qui surviennent : Koh Lanta, le bad buzz des enfoirés, Dropped, le bidonnage de Master Chef. Cela pourrait à terme miner les actifs de la chaîne.
3. La dure posture du média qui vit une crise
Le plus dur pour un média qui vit une crise, c’est qu’il doit couvrir sa propre crise. N’importe quelle diffusion d’information peut alors être considérée comme une communication de l’organisation. Le direct malencontreux en est l’expression absolue, car ce direct n’aurait peut-être pas autant choqué s’il avait été effectué par une chaîne d’information continue.
4. Les stars comme catalyseurs d’émotion
Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est la place des messages de deuil des stars qui prennent une importante place dans le discours autour de Dropped. Ces stars agissent comme une sorte de catalyseur de l’émotion et il y aurait donc une identification à celles-ci. Le choix d’envoyer Denis Brogniart sur les plateaux semble donc avoir été une très bonne stratégie.
5. Confirmation des différentes phases en terme de crise dramatique
Nous retrouvons bien nos phases :
- Phase d’information : annonce des informations, discussions des hypothèses ( X est mort ? Y ? Est-ce Dropped ? etc.)
- Phase de transition : période où information et émotion se côtoient, car nous ne sommes pas tous égaux à l’information. Dans ce cas-ci, c’était encore plus vrai entre les couche-tard et les couche-tots.
- Phase d’émotion : expression du deuil et de la tristesse.
- Phase d’organisation : mobilisation des messages communs ( il y a 10 victimes, pointage du doigt de TF1 et mise en cause de la télé-réalité)
Seule la phase d’intérêt n’a pas pu être testée, car le bruit après l’affaire Dropped était bien trop important autour des mentions TF1. Nous aurions alors eu de la pollution du fait des autres émissions de TF1.
Conclusion
Plus que jamais, les réseaux sociaux sont utilisés en temps de crise. Les différentes séquences des discussions commencent petit à petit à être confirmées ( #jesuischarlie, #swissleaks, #dropped) ce qui donne des indications claires aux organisations sur les moments idéals pour réagir :
- Fournir des informations et se focaliser sur les médias en phase d’information.
- Ne plus communiquer en phase de transition.
- Fournir de l’empathie et du deuil tout en se servant de leader d’opinion en phase d’émotion.
- Évaluer les retombées et le “framing” en phase d’organisation pour recalibrer la communication.
Cela demandera, par contre, de futures investigations et confirmations en fonction des sensibilités et des typologies de crise, car chaque crise est unique et dégager de grands principes est toujours un chemin tortueux qui mène très souvent à des niaiseries. (transparence, excuses, etc.) Pour celles-ci, je serai bien entendu présent pour vous y montrer les enseignements importants.