Le BHV n’avait sans doute pas anticipé que sa collaboration avec Shein déclencherait un tel séisme. Depuis l’annonce de l’arrivée du géant chinois de l’ultra fast fashion dans ses murs, l’enseigne est entrée dans une zone de turbulences économiques et réputationnelles.
Des marques comme Swarovski, American Vintage ou encore Farrow & Ball ont suspendu leurs ventes. D’autres, comme Le Slip Français, ont quitté l’enseigne, invoquant à la fois des désaccords éthiques et de gros retards de paiement de la part de la Société des Grands Magasins (SGM), propriétaire du BHV depuis 2023. Dans le même temps, la Caisse des Dépôts, censée accompagner le rachat des murs, a pris publiquement ses distances : elle dit “ne pas cautionner” l’alliance avec Shein et aurait désiré être mis dans la boucle. J’avais notamment déjà traité de la fast fashion pour illustrer que plus une problématique est large, moins elle avance.
Cela m’a donné envie de me pencher sur ce cas très spécifique avec une question : est-ce que les consommateurs sont la meilleure arme de lobbying ? Ce paradoxe qui fait qu’une marque aimée peut se faire détruire en affaires publiques et en place publique. Pourquoi est-ce que des marques comme Apple ou Google, marques les plus aimées, consommées et les plus utilisées, peinent misérablement à mobiliser les foules sur leurs batailles de lobbying ? Et pourquoi Shein, marque démoniaque chinoise, continue à tout écraser sur son passage alors que le battage médiatique est énorme et que la loi Fast Fashion est en train d’atterrir ?
Deux mondes : un sociétal et grand public
- Pour les médias nationaux et les journalistes : ils soulignent le contraste entre le prestige du BHV et les pratiques controversées de Shein, analysent les conséquences de cette alliance, interrogent la cohérence entre image et valeurs, et amplifient les réactions de marques et institutions hostiles.
- Pour les centristes et la droite : tendance à modérer la critique en insistant sur le besoin de compétitivité et de modernisation, mais une réserve quant à l’impact sur l’industrie française. Certains expriment leur désaccord avec le choix stratégique du BHV sans rejeter l’idée de digitalisation ou de commerce innovant.
- À LFI & NFP : on retrouve une condamnation plus frontale, sur des thèmes de justice sociale, de souveraineté industrielle et de dumping. Shein est vu comme un acteur de la mondialisation extractrice qui affaiblit les acteurs locaux.
- Chez les communautés de diversité urbaine, engagement social et médias digitaux : réaction mixte. Certains s’alignent sur la critique éthique, d’autres reconnaissent l’attrait de Shein en tant que marque accessible pour une mode “cheap” et rapide, voire comme vecteur de style urbain. Le discours inclusif de Shein (avec des influenceuses issues de la diversité) peut résonner.
- Pour la droite souverainiste, les patriotes et médias alternatifs : hostilité forte. Shein est un symbole de prédation étrangère, de perte d’indépendance économique, de concurrence déloyale. On l’accuse de contribuer à la désindustrialisation et à l’invasion commerciale.
- Pour le grand public parisien ainsi que les influenceuses mode, beauté, lifestyle & boutiques en ligne, ce sont majoritairement des commentaires positifs… ou totalement deconnectés de l’actualité.
Au final, on a donc une scission entre deux mondes :
Paradoxe réactionnel et théorie des arènes différentes
Il n’y a aucun réseau social où Shein vit en toute impunité. La preuve en est les nombreux influenceuses et médias qui ont attaqué Shein que cela soit sur Instagram, Tik Tok, Bluesky ou X :
Cela dit, ces communautés sont sociétales et connectées politiquement. Dans les communautés grand public, beaucoup moins interconnectées, on observe que cela soit sur X des conversations tout autre pendant la période.
Tandis que Shein partage des vidéos extrêmement vues dans ses propres espaces loin des espaces sociétaux :
Et sollicite gratuitement de nombreuses influenceuse sur TikTok en dehors des sphères politiques :
Les commentaires sont par ailleurs sans équivoque sur Tik Tok, à savoir une vision purement utilitariste pour satisfare un besoin, mais jamais sans la défense totale politique :
Ces polémiques sur Shein agissent comme un facteur de notoriété : ne pas réagir à Shein, c’est cautionner son existence ; réagir, c’est promouvoir son existence. C’est ce qu’on appelle le paradoxe réactionnel. Car il faut dire que Shein ne passionne que très peu les foules sociétales hors actualité ; la preuve en est la volumétrie déployée dessus dans notre panel Follaw.
Les questions parlementaires sont par ailleurs au point mort :
Le cas Shein est donc extrêmement intéressant, car il illustre une forme d’arène rhétorique fragmentée : les consommateurs discutent d’accessibilité et de mode, les politiques dénoncent un modèle social et industriel, les marques défendent la cohérence de leur image, et les influenceurs transforment la polémique en capital d’attention.
Ces sphères coexistent, elles parlent de la même chose, mais elles ne dialoguent pas, ne se croisent pas et sont faiblement interconnectées. Chacune parle à son public, dans son registre, avec ses intérêts propres.
La veille traditionnelle sur ce cas ferait ressortir le fait que la polémique est énorme et le soutien de Shein se trouve dans des endroits moins visibles, comme les commentaires sur TikTok et Instagram et dans des communautés grand public sans interconnexion.
Les consommateurs ne servent à rien en affaires publiques. Leur rapport à l’entreprise est utilitaire, pas politique. Ils n’adhèrent pas, ils achètent. Leur comportement relève de la satisfaction immédiate d’un besoin ou d’un désir, rarement d’un acte de reconnaissance symbolique.
Pour autant, une organisation commerciale ne peut exister sans eux : sans acte d’achat, il n’y a pas de modèle économique. Mais cet acte ne vaut pas légitimité. Être acheté n’est pas être accepté. On peut très bien vendre beaucoup tout en suscitant le rejet. C’est le paradoxe des marques fonctionnelles ou controversées : elles prospèrent économiquement tout en étant challengée socialement. Mais tant qu’il n’y a pas de facteur identitaire évident (comme conduire une Tesla de façon visible, ou à une certaine époque porter du Abercrombie & Fitch) , la marque peut continuer à subsister.
Viendra quand même un moment où Shein devra garantir sa licence sociale d’opérer, surtout avec la loi Fast Fashion qui est en commission mixte paritaire. Et pour cela, être acheté ne suffira pas. (Cfr Wish / Huawei) Car consommer n’est pas militer. Mais on peut militer en consommant. Encore faut-il en avoir le luxe.