Selon L’Express, les diplômes se dévalorisent, les soft skills se raréfient, et on observe un décalage entre la formation et la réalité. Dans le même temps, l’intelligence artificielle pointe le bout de son nez. L’erreur totale serait pourtant de ne pas assurer la relève.
I. Un phénomène de fonds qui s’installe
« Diplômes : le krach qui vient » de L’Express met en évidence un bouleversement structurel du rapport entre diplôme, emploi et statut social. Longtemps symbole de réussite et d’intégration professionnelle, le diplôme perd progressivement sa valeur de garantie face à l’emploi et à la reconnaissance sociale. Cette dévalorisation, observable dans les économies avancées comme émergentes, résulte de la conjonction de trois phénomènes majeurs : l’inflation scolaire, la transformation technologique accélérée (notamment liée à l’intelligence artificielle), et la saturation des élites diplômées.
- Aux États-Unis, le chômage des jeunes diplômés grimpe à 5,8 %, dépassant la moyenne nationale. Même Stanford dévisse : 80 % de ses diplômés trouvent un job à trois mois, contre 91 % en 2021.
- En Chine, 30 millions de diplômés au chômage.
- En France, les non-diplômés rattrapent leur retard : leur taux de chômage a chuté de 27 % à 18 % en dix ans.
Pendant ce temps, l’IA sabre les jobs intellectuels et les juniors deviennent les premières victimes. Trop de diplômés, pas assez de sièges : on fabriquerait une génération frustrée selon le constat de L’Express.
II. Depuis la lorgnette de notre secteur
On remarque toujours des disparités fortes car les cursus desquels viennent nos talents (commerce, sciences politiques, communication, etc.) sont extrêmement divers. Mais les soucis quand on les constates proviennent d’:
Un socle théorique dépassé
- Apprendre le Leviathan de Hobbes, c’est sympa. Mais quid des manœuvres politiques d’aujourd’hui ?
- Apprendre Shannon en communication, c’est clé pour les notions de bruit et autres qu’on rencontre encore très souvent, mais où apprend-on aujourd’hui les algorithmes des plateformes de réseaux sociaux ?
- Des concepts américains comme l’issue management n’ont toujours pas dépassé l’Atlantique en France. (Mais bien en Belgique.)
Bref, il faut continuer à montrer les matrices et théories politiques majeures de nos disciplines, mais il faut aussi les relier à la réalité des algorithmes, des crises numériques ou des plateformes à travers les flux, les réseaux, les datas, les IA.
Quelques nouveaux concepts existent comme la « Public Arena » (les IA, algorithmes et plateformes structurent les conditions mêmes de l’échange public) , le Digital Labor (Nous travaillons pour les plateformes) , les affects (nous chargeons les messages d’émotions), etc. Mais ces nouveaux concepts sont encore trop peu opérationnalisables pour appréhender les problématiques que nous rencontrons dans le quotidien.
Un socle historique dépassé
Pire, on peut accepter qu’ils n’aient pas tous les socles théoriques, mais ils n’ont pas non plus le contexte historique. Les 10 dernières années ont été extrêmement denses mais ne sont que très peu enseignées. O’Reilly et le consomm’acteur, oui. Kitkat contre Nestlé, oui.
Comme les livres ne font plus recette, il est facile de voir des exemples des années 90 ou 2000 comme le naufrage de l’Erika, mais peu nombreuses sont les analyses factuelles, théoriques et de recherche non commerciale d’une crise récente.
La complexité du monde est large
Il reste aussi des choses liées à nos sujets qui sont aujourd’hui dans l’absence de discipline. Il y a toujours eu cela, mais ces objets frontières deviennent de plus en plus importants. Je l’ai vécu moi-même en accédant par les réseaux sociaux à des centres de crise, des services secrets, des comex, des armées, des salles de rédaction et autres.
Bref un enseignement dépassé
Les écoles de commerce et universités paient les profs au lance-pierre. Je ne sais parfois pas la différence entre un influenceur Dubaï sur Instagram et les « coachs » qui comblent leur fin de mois dans les écoles de commerce. Ne parlons même pas de leur gestion administrative archaïque.
À côté de cela, des vrais professionnels qui sont bons dans leur métier mais qui n’ont pas le temps d’aller très loin dans la théorification de leur métier et se retrouvent charette à récupérer le cours qu’eux-mêmes ont eu dans 20 ans plus tôt quelque peu agrémenté de case studies un peu nouveaux. Et si on continue la revue des caricatures :
Les écoles de commerces :
- N’ont plus d’argent pour payer les logiciels qu’on utilise.
- Ils forment à des outils et technologies qui seront obsolètes un à deux ans après la sortie du diplôme de ceux qu’ils ont formés.
- Ils n’apprennent pas à apprendre, mais ce qu’ils doivent apprendre.
- C’est surtout une usine à réseaux plus qu’une usine à connaissances.
Tandis que les universités :
- N’ont jamais eu d’argent pour payer les logiciels qu’on utilisait.
- Comme ils enseignent pour rechercher au lieu de rechercher pour enseigner, ils en sont réduits à faire des papiers sur des micro-sujets dans des disciplines qui datent des années 80. (sémiotique, semiologie, communication multiculturelle, l’éducation aux médias, sociologie du numérique, etc) C’est intéressant pour les socles théoriques, mais ces disciplines sont déjà largement renseignées. Au lieu de regarder des micro-trucs dans des macro-trucs, ne peut-on pas renseigner de manière générale nos enjeux ? Qu’est-ce qu’on manque de vue théorique sur ce qui est clé aujourd’hui dans nos industries ?
- Personnellement, j’ai eu un cours de « Digital » avec un professeur qui me montrait des vidéos YouTube de Buzz comme « Push the Button to add drama ». J’ai eu un cours de relations publiques avec quelqu’un qui nous racontait sa vie. Et les cours actuels ressemblent plus à l’invitation d’un évangéliste venant nous montrer la lumière des entreprises qu’à une profonde réflexion sur l’époque, sur la base des socles théoriques que l’on a.
- Elles sont cependant bien placées par le fait qu’elles apprennent encore à construire une pensée sur des problèmes (mais pour combien de temps ?), ce qui est clé pour nos enjeux de demain.
Tout, tout de suite alors que les softs skills sont complexes à appréhender
Ce ne serait pas un souci si la rapidité du monde, l’hypertension du marché du travail post-COVID et d’autres facteurs n’avaient pas créé une génération qui ne voulait pas tout, tout de suite.
Si on écoutait LinkedIn, notre secteur serait un producteur de seniors comme nous n’en avons jamais produit autant jusqu’à présent. Ça sera compliqué d’expliquer à quelqu’un qui n’a pas encore fini sa post-formation qu’il reste encore plein de chemin à parcourir alors qu’il est « Senior ». Parce que derrière la simple exécution des tâches récurrentes instrumentales, il reste encore plein de chantiers : dimensions commerciales, financières, gestion, tutorat, accompagnement, formation, gestion de projet, conflit, crise, etc. Ces dimensions nécessitent de l’expérience, du coffre et sont difficillement observables.
III. Quels futurs pour nos talents ?
Cela laisse les enjeux suivants : (parce que je ne suis pas aussi défaitiste et que mes propos sont comme d’habitude caricaturaux et provocateurs pour provoquer le débat)
Moins de nano-recherche, plus de réflexion métiers
Si aucun chercheur ne regarde plus les vraies problématiques économiques actuelles, tandis qu’aucun praticien ne prend le temps de réfléchir plus théoriquement à son quotidien, qui se chargera de former les jeunes aux vrais enjeux d’aujourd’hui pour qu’ils soient capables de faciliter l’onboarding d’une nouvelle génération ? Il faut que chacun fasse sa part et davantage de collaborations. Historiquement, il y a eu des mouvements en ce sens qui ont connu pas mal d’échecs. Les chaires mixtes université-entreprise ont tenté de recréer un lien, mais la logique de financement court-termiste a vite déformé le projet. Les chercheurs sont évalués sur leurs publications, pas sur leur impact, tandis que les praticiens sont jugés sur leur productivité, pas sur leur recul. Aucun des deux n’a intérêt à dialoguer, et quand ils le font, ils sont désalignés. Reste qu’il faudra des guides / mentors et que chacun fasse le travail.
Ne pas être tenté par les sirènes de la production IA sans toutefois être dupe sur son impact
Si l’on ne recrute plus par rapport au gain de productivité, qui vont devenir nos prochains mediors et seniors ? Les nouvelles générations ont des regards nouveaux qui sont clés pour la vie d’un cabinet ou d’une agence. Et on les néglige de plus en plus, qu’ils aient de l’intelligence artificielle ou non. En cause, un marché du conseil et de la communication est à faible marge avec des cycles de projets plus courts et un turnover des clients plus fort.
La tentation est forte de recruter des exécutants plutôt que des apprenants. Et avec l’IA, la grande tentation est de se dire qu’il n’y a plus besoin d’exécutants en négligeant que ce seront ceux qui apprendront la vie de l’entreprise, le conseil au quotidien, l’autonomie et autres.
Organiser la formation en continue
Il faut apprendre à apprendre. Et donc il faut continuer à former encore et encore son personnel. Cela permettra de prendre de la hauteur sur ses pratiques en favorisant le partage de connaissances, de théorie et de culture. Cela se faisant, il sera davantage possible de collaborer avec des écoles et universités. En favorisant aussi les apports extérieurs.
En définitive, en tant que secteur, nous avons le devoir de ne pas laisser une génération de côté. Bien évidemment, nous ne pourrons pas recruter tout le monde. Reste que l’IA sera une révolution énorme et gigantesque, mais une révolution lente. Et que donc, plus que jamais, « les meilleurs hommes avec les meilleurs humains » resteront une stratégie importante, celle que Saper Vedere a en tout cas tout en haut de sa doctrine.