Intelligence artificielle : c’est le buzzword qu’il faut lâcher à toutes les sauces quel que soit le sujet. Pour autant, en dehors d’annonces des gros du secteur (Havas table sur 400 millions d’euros sur 4 ans et Publicis sur 300 millions sur 3 ans), les projets que l’on voit parvenir jusqu’à nous sont encore loin d’être révolutionnaires. (Quelques cas d’utilisation de brainstorming, des identifications de pics de conversations et des exercices de revue de presse)
Pareil dans les prises de position publiques de notre secteur, elles sont toutes timorées ou de simples commentaires sur des pans d’industries créatives, sur des buzz comme les starter packs, ou sur des tribunes de robinet d’eau tiède pré-négociées médiatiquement.
Pour autant, il y a de vraies belles analyses dans les coulisses et par les dirigeants de notre secteur, mais tout le monde se demande un peu de quoi sera fait demain. J’avais donc envie de coucher sans filtre tout ce qui me passe par la tête lorsqu’on parle de cet immense défi que connaît notre milieu, quitte à me planter misérablement dans l’analyse.
L’IA, des débuts laborieux.
Disons-le tout de suite, nos premiers projets IA lancés n’ont pas été très fructueux. Des données pas assez structurées, des prestations non constantes ou des hallucinations. S’il faut automatiser les choses pour les refaire derrière, c’est, au final, rater sa cible. Et force est de constater que nous n’avons pas été les seuls à avoir connu des difficultés. J’ai tenté de brosser celles que nous avons croisées ou celles qui ont structuré mes lectures des derniers mois.
Le danger de faire confiance
Les échecs de l’intelligence artificielle sont aujourd’hui en entreprise plus nombreux que les succès. En 2023, un avocat a soumis un mémoire contenant des références juridiques générées par ChatGPT. Certaines de ces références étaient fictives, illustrant le phénomène d’« hallucination », où l’IA génère des informations plausibles mais incorrectes.
Le danger d’aller trop vite
Les premières entreprises qui ont décidé d’aller trop vite se sont déjà pris les pieds dans le tapis. Ainsi, on a pu voir :
- Klarna, la fintech suédoise spécialisée dans le paiement fractionné, a entrepris une transition vers l’intelligence artificielle en 2024, remplaçant environ 700 agents du service client par un assistant IA développé avec OpenAI. Elle a depuis fait machine arrière : « Au départ, Klarna a adopté l’IA dans une optique de réduction des coûts et d’efficacité, mais elle a peut-être sous-estimé ce qu’elle avait à perdre. »
- En septembre 2023, Onclusive a annoncé la suppression de 217 postes sur les 383 que comptait sa branche française, soit environ 57 % des effectifs. Cette décision visait à automatiser des tâches telles que la veille médiatique et la rédaction de synthèses, en s’appuyant sur des outils d’IA comme « Critical Mention ». À peine un mois plus tard, la direction a interrompu la procédure d’information-consultation en cours, annonçant qu’un projet ajusté serait présenté ultérieurement, prenant en compte les commentaires reçus.
Des limitations encore assez fortes
Derrière le mythe de l’employé travaillant 24 h sur 24, il faut dire que la performance des différents LLM est tellement mouvante qu’on pourrait presque dire qu’il y a clairement des jours où il tombe malade. Et on peut également dire qu’il arrivait très souvent que l’IA fatigue (texte trop long, échanges trop longs, etc.). Dans les nouvelles versions payantes des différentes intelligences artificielles, c’est de moins en moins le cas, mais il arrive encore souvent que, dans des lignes de code automatiques, une erreur se glisse simplement car l’intelligence a du mal à l’associer avec la variable de code choisie.
Car derrière les formateurs en intelligence artificielle qui font des proof cases incroyables d’images pour promettre l’arrivée du futur sur Terre, la réalité actuelle est quand même assez éloignée. Et non, PowerPoint n’est pas mort, malgré les 9 assassins (Gamma en tête) nommés par ce vendeur de tapis en IA sur LinkedIn.
L’image, quand on va plus loin que les starter packs, les modifications de photographies ou le style (Ghibli), est d’ailleurs un fiasco total. Capable de donner une version, les modifications sont chaotiques et on est encore loin de quelque chose d’acceptable (notamment avec les lettres déformées). Je ne parle pas des tentatives de schémas où il faut parfois vingt-cinq minutes pour obtenir un truc qu’on pourrait avoir en cinq secondes de travail.
Le faible nombre de données que l’on peut fournir sur certains modèles reste encore très incapacitant. Ainsi, un prompt ne peut pour l’instant pas être sauvegardé pour chaque appel (cela va bientôt changer), ce qui peut alourdir quand le prompt est extrêmement complet. Cela bloque encore la compréhension de larges corpus, car le morcellement (le chunk) des données altère quelque peu la qualité de l’analyse.
Enfin, principe de base : une intelligence artificielle entraînée sur la base de ce que fait la moyenne des gens restera par essence moyenne. Par ailleurs, une IA entraînée sur le passé et qui ne peut pas imaginer le futur restera limitée.
Une science du marketing perfectible
Là où nous pouvons être le plus dubitatifs, c’est sur le branding des différentes sociétés d’intelligence artificielle, qui a de quoi laisser pantois.
OpenAI s’entête à délivrer des noms de versions incompréhensibles pour le commun des mortels (o4-mini high, GPT 4o, 4.5, etc.). Ils annoncent le lancement de la 4.1 après la 4.5. Leur version qui réfléchit le plus longtemps est celle qui a “mini” dans son titre.
Cela dit, il y a aussi de multiples noms à appréhender : Anthropic, qui possède Claude ; Mistral, qui a le chat qui fait que les Américains prennent le logo de la lessive pour l’illustrer ; Deepseek, qui a presque le même nom que l’option de recherche du Web Deep Search de Grok…
Mais des domaines où c’est impresssionant
Cela dit, il y a des domaines extrêmement matures et pour lesquels nous avons clairement changé de ligue :
- Dans le domaine du code, les bonnes intelligences artificielles en la matière (on parle tellement peu de Grok) sont absolument vertigineuses. Les data scientists sont ainsi les personnes hybrides (ni développeurs complets ni consultants) qui ont le plus de soucis à court terme.
- Dans la traduction ou la correction de texte, les progrès sont monstrueux du fait de la facilité d’appréhension du texte. On nous promet très prochainement des réunions avec traduction automatique et il est vrai que les démonstrations sont impressionnantes.
- Corollaire, le speech-to-text est lui aussi incroyable. Nous avons ainsi fait le pas de nos premiers projets de captation en direct et autres via des solutions aux prix très abordables.
- Comme assistant personnel (et je ne parle pas de la correction de texte de l’iPhone qui rappelle le T9 de mon temps), il est aussi un ami du quotidien pour plein de choses. C’est une personne supplémentaire dans n’importe quelle discussion.
Et hors secteur, il y a des trucs assez fous dans le domaine médical, dans la logistique ou autres.
Les enjeux de l’IA pour notre secteur selon moi
Les Saas (Software as a service) data à la croisée des chemins
Les SaaS ont les données mais pas la manière dont leurs clients les utilisent. Cela a d’ailleurs toujours été leur plus grand problème. L’intelligence artificielle a fait exploser tous les systèmes de captcha anti-scraping des réseaux sociaux, rendant le scraping de masse très accessible et faisant en sorte que les barrières à l’entrée du contenu ne sont plus aussi grandes qu’autrefois. Si le prix de la data diminue, cela devient plus accessible pour les grands acteurs de sécuriser leur approvisionnement dans le but de traiter leurs propres données. D’autant que, dans nos métiers, la plupart des plateformes ont des réseaux d’API relativement légers ou très chers (principalement à cause des accords qu’elles ont avec les réseaux sociaux).
Car un des enjeux pour les cabinets et les agences sera de faire un choix entre construire leur propre infrastructure ou reposer sur celle des autres, en se disant néanmoins que l’enjeu absolu sera la personnalisation des prestations.
Un dernier enjeu sur ce sujet sera la bataille entre modèles open source et modèles privés, avec en perspective les agents IA afin d’avoir une expérience personnalisée dans sa propre infrastructure.
L’importance des process et des structures claires
Les rouages bien huilés et bien clairs auront des primes de rapidité, d’automatisation et d’efficacité. Les enjeux d’organigramme pour les cabinets vont être aussi importants que dans les sociétés traditionnelles. Le système de grappe d’équipe aura moins de valeur car il permettra moins la bonne utilisation des ressources, l’identification des pénibilités, le partage de la connaissance et d’autres choses. Et surtout d’identifier et de sécuriser des expériences où l’IA est contrôlée, efficace et utile tout en faisant profiter le plus grand nombre de cette expérience. Pas mal de cabinets ont ainsi mis en place des bibliothèques de prompts partagés ou des GPTs personnalisés.
L’écriture des process, des onboarding et des formations va devenir également extrêmement importante.
La captation vidéo devient clé
- Les dispositifs de captation de rendez-vous sont un véritable tournant pour gagner 5 à 7 heures de rendez-vous sur une semaine, car ils permettent de regarder à posteriori des passages bien précis, de demander des résumés ou de comprendre comment une décision a été prise. Ils permettent aussi de faire des compte-rendus sur la base de plusieurs témoignages ou réunions pour bien appréhender certaines choses.
- Les entretiens RH enregistrés permettent de gagner du temps pour les candidats, afin de ne pas être sollicités plus de deux fois. Cela nécessite cependant des structures d’entretien qui analysent réellement tous les items importants pour chacun des décideurs.
- Le partage de la connaissance devient plus facile, à la fois sous forme de Wikipedia, mais aussi de vidéo.
Un enjeu de management, de culture et d’agilité
Un autre enjeu principal sera d’assurer une culture de l’innovation et de l’agilité au sein de son agence ou de son cabinet dans un monde qui risque d’aller très vite. En effet, il va être très difficile pour une partie des personnes de s’adapter aux différents changements qu’il va y avoir.
Cela va également être un enjeu de consignes et d’objectifs clairs et bien établis, car les enjeux stratégiques devront être davantage gérés. Il est difficile, dans un monde qui va vite, qu’un manager ne donne pas de bonnes consignes ou ne statue pas sur les objectifs à atteindre.
Un des énormes enjeux du management sera de mettre en place une stratégie du changement et surtout des dispositifs de communication interne efficaces. Car tout le monde menant des projets de ce type remarquera un refus ou un obstacle de la part d’une majorité de collaborateurs face à l’arrivée de quelque chose qui peut faire peur.
L’enjeu des juniors au sein des agences et cabinets sera aussi très important, car leurs tâches et leur utilité vont être sacrément préemptées par ces dispositifs. Pour autant, un secteur qui n’assurerait pas sa transition serait condamné à mourir et cette révolution ne se fera pas sans employés, au contraire. C’est encore plus à l’aube de cela qu’il faudra capter les meilleurs talents.
Les consolidations vont s’accélerer
Pour un secteur avec une surabondance d’acteurs pratiquant une guerre des prix et qui n’a pas l’habitude des investissements R&D, cela va faire bizarre. Biberonné à l’EBITDA, signe de valeur, ainsi qu’à l’utilisation du cash pour des acquisitions externes, il va falloir désormais dédier une partie de son chiffre d’affaires à maintenir ses process, ses technologies et autres. Sachant qu’il n’est pas possible de gérer les infrastructures nécessaires avec moins d’un million, cela fait que mécaniquement un des enjeux sera d’atteindre le CA nécessaire pour pouvoir garder une capacité d’investissement R&D et rester dans la course. Couplé aux rapprochements entre les différents métiers sociétaux (AP, communication & RSE), dans des environnements morcelés aux compétences multiples et rares, il y a fort à parier qu’une très forte vague de consolidation va s’opérer.
D’autant qu’il y a autre chose : avec la traduction automatique de qualité, l’internationalisation va pouvoir être plus facile. Elle restera complexe du fait des composantes culturelles et du tissu de clientèles à déployer, mais les grands groupes préféreront piloter depuis leur siège leurs campagnes et stratégies structurantes. On pourrait même, peut-être, enfin voir un acteur de la veille couvrant toute l’Europe, voire le monde, arriver ? Est-ce que les médias ne vont pas également profiter de ces facilités de traduction pour se continentaliser ? Va-t-on voir des programmes italiens viser les Français ?
L’enjeu de startupiser son cabinet
Enfin, un des derniers enjeux sera d’avoir une approche de startup dans sa pratique du conseil : profiter du large portefeuille des cabinets pour capter des gros nœuds de tension, les identifier et les résoudre afin de les proposer à d’autres acteurs grâce à la facilité de scaler les projets. De même, la façon dont les projets sont menés pourrait également évoluer : davantage avec des designers de projet, des personnes qui vont réaliser, aidées par l’IA en no-code, des prototypes, puis passer leur proof of concept à l’équipe de développement, qui se chargera d’industrialiser la chose et de rendre la solution la plus résiliente et scalable possible.
Bref, même si l’on est encore loin d’une intelligence artificielle parfaite, il faut reconnaître que tous ces enjeux sont assez excitants. Car il est certain que l’on va connaître une énorme vague sur l’ensemble de nos métiers. L’industrialisation va passer d’une façon ou d’une autre. Alors, attachons nos ceintures : c’est parti !