Facebook vient de décider de séparer les messages provenants des amis des publications de page. L’annonce a fait chuter le cours en bourse de l’entreprise de pas moins de 5 %. Le virage est global et il place les médias et community manager dans une situation particulièrement inconfortable. Ceux-ci ont été pris dans le jeu de la boîte noire jusqu’à les enfermer à l’intérieur ce qui pourrait les étouffer.
I. Les enseignements sur Facebook
Avant tout, une défaite de l’algorithme
Au final, si on en arrive à ce point-là, c’est un doux aveu de l’échec de l’algorithme de Facebook. Si celui-ci était si pertinent et si fort, il serait capable d’ingérer l’ensemble des informations à sa disposition pour nous permettre d’accéder au contenu les plus pertinent : il n’en est rien.
Puisque selon les seuls indicateurs qui comptent aux yeux de Facebook, à savoir le temps passé sur le site et par sessions, la plateforme est en chute. En 2016, selon les statistiques obtenues par Le Blog Du Modérateur, la moyenne de temps passé sur le site était de 32h43 par mois. En 2017, cela a chuté à 18 h 24. Quant aux sessions, elles sont descendues de 311 à 173 sessions. Seul le temps moyen par session a augment de 5 secondes.
Moins de sessions, moins de temps passé sur le site, c’est donc moins de possibilités de recevoir de la publicité. Moins de publicité transmise veut dire moins de chiffres d’affaires possibles. Si Facebook reste grand premier, il doit cependant prendre ce constat en compte dans la mesure où cela impacterait directement sa croissance. Le réseau social au logo bleu foncé peut encore lancer aux investisseurs des chiffres de croissance d’utilisateurs passés à 2,07 milliards fin 2017 contre 1,88 un an auparavant, mais il ne pourra pas le faire éternellement. Il doit donc préparer le passage à la revue d’autres KPIs qui seront plus importants quand le taux d’utilisateurs actifs aura atteint un plancher.
Une idéologie sous-jacente : celui de la famille et des liens forts
L’autre enseignement, c’est qu’une des entreprises qui disposent du plus de données sur les utilisateurs penche idéologiquement plutôt que statistiquement. La science des réseaux ainsi la sociologie a vanté la force des liens faibles, celui où finalement la force de votre réseau provient de personnes qui vous sont éloignées, qui vous sortent de votre propre bulle, et de vos propres ressources.
Or, Facebook choisit une autre voie, celle des liens forts. Celle de vos proches, à savoir que selon le mastodonte numérique, votre désir sur les réseaux sociaux et internet n’est pas d’explorer de nouvelles contrées, mais serait de maintenir le contact avec les gens qui comptent pour vous. Une vision finalement fortement influencée culturellement par le modèle religieux qui veut que la famille prévale sur toutes choses.
Une décision qui va encore plus flinguer sa lutte contre les fake news
Ce statut va davantage permettre d’entretenir nos bulles et de rester coincé dans celles-ci. Parce que les fake news sont peut-être créés parfois par des pages Facebook, mais celles-ci sont :
- Propagées par des gens. Peut-être même des proches à vous. La séparation ne changera donc rien du tout.
- Avec très peu d’impact. Ces fake news propagés par des pages installées ne sont pas des opérations menées de bout en bout par des états étrangers. Ces derniers n’ont que faire d’avoir une page officielle. Il leur suffira de trouver le bon réseau vers lequel faire propager leurs créations. Et même, ils se contenteront de payer la plateforme pour viser la bonne communauté et n’auront nullement besoin de page pour cela.
De même, la solution de Facebook qui consisterait à proposer d’autres articles en rapport sur le sujet est une poudre aux yeux inutiles. La fake news est le fait de vous faire croire à une licorne rose à trois pattes. Comme aucun média n’aura traité auparavant de la licorne rose à trois pattes, seuls d’autres articles provenant d’autres domaines tendancieux en parleront et cloisonneront encore plus l’impression que cela est véritable, et que l’on nous cache tout. Ce constat n’est pas neuf : on en parlait déjà avec Google. Comme il n’y a que les complotistes qui parlent des complots, interroger le moteur de recherche ne vous ramènera qu’au même endroit.
Enfin, le plus tragique est que j’ai peu d’espoir sur la capacité de Facebook à rendre moins visibles les contenus clickbaits. En effet, si les formules “la 3e va vous étonner” ou les “likez la page et partager à vos amis” sont identifiables par des algorithmes, cela est totalement différent pour les contenus aguicheurs qui auront toujours plus de like ou de partages qu’un article économique du New York Times. De fait, le modèle du “si tu aimes, c’est que tu en veux plus” est totalement contre-productif dans la mesure où on engage plus facilement avec des choses futiles qu’avec des articles brutes basés sur des faits.
II. Les enseignements pour les community manager et les médias
Le community manager et la boîte noire
Le community manager est enfermé depuis longtemps dans une boîte noire qui lui a été soumise. Il en a même complètement oublié les conséquences. Facebook est un dispositif qui n’explique pas le processus qui se déroule une fois qu’une publication a été publiée.Il y avait 3 ans, j’avais placé comme défi le fait que le community manager devait sortir de la dictature du chiffre dans laquelle il s’est lui-même empêtré.
Le fait est que le community manager était de moins en moins conscient des plateformes dans lesquels il s’insérait. Du Edge Rank, à la connexion des Twittos, il ne peut plus savoir ce que devient le message une fois qu’il a introduit cela dans la plateforme. Ce schéma bien connu de la cybernétique et de la systémique est celui d’une boîte noire. Une boîte noire sciemment organisée par les réseaux.
Le community manager entre un message (entrée) dans un dispositif (Facebook, Twitter, etc) dont il ne sait pas ce qui en advient. Le seul retour qu’il reçoit sont des likes, favoris et shares. Du coup, il n’a l’impression de bien travailler que lorsqu’il reçoit de l’engagement.
Du coup, le community manager va se focaliser uniquement et simplement sur les extraits et tenter de modifier les variables de ses entrants de toutes les manières possibles et imaginables.
Il va être à l’affût du timing idéal pour publier. (Avec des études biaisées, qui créeront un effet d’autoroute, à savoir que le simple fait que tous les community manager publient à la même heure crée un bouchon total) Il va également se focaliser sur la forme que prennent ses messages. La forme autant dans les différents messages qu’il va donner et pensant que cela a un impact sur le “reach”. (Avec la chimère du reach à 6 % en cheese on the cake)
Enfin, le format (utilisation d’une image, d’une vidéo, ou autres) est également au centre des attentions. Les chimères sur les contenus que voudrait pusher Facebook sont légion.
Cela ne serait pas aussi tragique si le community manager ne se faisait pas complètement manger par la complexité des outputs. (extrants)
Et aussi si Facebook ne trichait pas avec les indicateurs des outputs. Ainsi, Facebook est coutumier du fait de tricher sur les indicateurs de mesure. C’est d’ailleurs grandement grâce à cela qu’il a réussi à imposer la publication de vidéos natives au détriment des vidéos sur YouTube. Il trichait sur les indicateurs de vue, ce qui fait que les gens qui utilisaient des vidéos YouTube avaient l’impression qu’ils étaient moins vus.
De fait, un message qui ne susciterait plus d’engagement n’aurait alors aux yeux du community manager plus aucune fonction pour remplir les objectifs marketing. Cette situation a créé un système dans lequel le community manager se focalise plus sur les KPIs que sur ses objectifs marketing :
La tristesse est que ce constat est corporatif. Tu veux être un bon community manager ? Il faut que tu aies de l’engagement. Tu dois pouvoir te comparer le reach avec le confrère. Il ne compare pas les parts de marché, la notoriété, la connaissance de marque. Ils se contentent de la monnaie virtuelle que lui a fournie Facebook.
Et pour cause, Facebook a besoin de ses likes, et de ses engagements, car ceux-ci laissent une trace d’un comportement passé à propos d’un utilisateur. Son modèle économique est basé là-dessus. Il faut des traces à remonter pour définir un utilisateur de façon à ce qu’on puisse lui proposer le bon contenu.
Un utilisateur qui ne s’engage pas est un utilisateur inutile. Il faut, pour Facebook, pouvoir le “qualifier” : le mettre dans des cases. Parce que sans case, il ne sera pas repris dans les multiples indicateurs qu’introduisent les Ads managers des marques.
L’équation est simple : si les utilisateurs se connectent moins longtemps, et viennent moins souvent. Leur capacité à ingérer de la publicité est diminuée. Dès lors, si le vivier d’utilisateurs autour d’une catégorie de profils est faible et petit, la demande devient plus forte que l’offre. Le prix augmente alors. Comme le prix augmente, la concurrence entre en jeux : Facebook n’est plus aussi prolifique qu’une autre régie publicitaire en coût par GRP. D’autres moyens publicitaires seront dès lors privilégiés.
Il faut donc pour Facebook un maximum d’utilisateurs qualifiés, qui s’engagent avec des contenus, des thématiques et des comportements de façon à disposer d’un maximum d’audience à proposer aux annonceurs. Pour ce faire, il faut que les utilisateurs de la plate-forme, marques, médias ou autres “travaillent” pour Facebook afin de l’aider à se catégoriser. Comme chaque page indique sa thématique d’appartenance, elle sert en fait le jeu de Facebook par son activité. Il faut donc les récompenser.
Pour ce faire, les likes, partages et “émotions” sont offerts en récompense. Mais cela ne reste que de la monnaie virtuelle. Un like, un share, une émotion n’a jamais permis d’augmenter un chiffre d’affaires. Ce pour quoi une entreprise paie un community manager, ce n’est pas pour amuser une galerie ou lui procurer des likes, mais pour donner un avantage stratégique à l’organisation qui l’emploie. Oublier cela, c’est se méprendre sur son métier.
Étouffé par la boîte noire, le community manager chez l’annonceur sera une espèce en voie de disparition
Le fait est que payer un community manager à son prix va devenir un luxe pour un certain nombre d’entreprises. Un community manager avec ses frais patronaux coûte en moyenne 40 000 euros en région parisienne. Si cette somme pour un grand groupe est négligeable, c’est une tout autre histoire pour une PME. En Belgique ou en Suisse, ce constat s’applique également pour des grandes marques tant le pays est petit. Il y a quelques années, les prises de parole autour du métier de community manager étaient dithyrambiques. Je me souviens de titres d’article buzzant comme “Demain, le community manager sera le job le mieux payé de votre entreprise.” Puis, ce ne fut plus le CM qui fut à la page, mais le Social Media Manager. Ce fut rapidement trop petit. Il fallait viser tout le Web. On parla alors de CDO (Chief Digital Officer) ou Growthacker.
Le fait est qu’à mon sens, le community manager était une transition nécessaire dans la mesure où les communicants de l’époque se retrouvaient dépassés. Reste qu’à l’heure actuelle, je ne comprends plus cette dichotomie entre offline et online.
Certes, des détails techniques ne permettent pas toujours une approbation certaine de la part des communicants classiques. Seulement, cette appropriation devrait être enseignée dans les écoles à l’heure actuelle. Or, elle ne l’est toujours pas. On dispense encore des formations en digital où les professeurs, fainéants ou ignorants, se contentent de dresser un panorama des médias sociaux à la disposition des communicants, sans oublier la sempiternelle slide du classement des pays par leur population avec les médias sociaux à l’intérieur.
Or, ce monde digital est le nôtre. Il n’y a plus de distinction. Il faut un community manager qui comprenne le monde du marketing et de la communication comme il faut des communicants qui comprennent le monde numérique. Les KPI du community manager font que les communicants traditionnels les considèrent comme des OVNIs tandis que les incompréhensions de ces derniers font que les community manager ne se considèrent pas comme des communicants.
A l’avenir, ma conviction est qu’il restera des community manager, mais que ceux-ci seront en agence, et que les directeurs de la communication devront maîtriser les codes du numérique, car cela fera partie intégrante de leurs missions, et ce, plus particulièrement dans les PME.
Le syndrome de Stockholm des médias traditionnels
Coincés également dans la transition numérique, les médias ont couru après les technologies. Ils ont couru après les sites Web. Ils ont couru après Google. Ils courent après les réseaux sociaux. Jusqu’à en devenir dépendant. De fait, ils sont devenus dépendants puisque.
- Pour la plupart, la moitié de leur trafic est issu des réseaux sociaux, Facebook en tête.
- Ils utilisent pour certains des outils à l’écriture de Facebook comme les instants Articles.
- Ils ont reçu des moyens financiers supplémentaires du fait de leur recrutement comme sous-fifres du traitement des fake news. Et quand je mets sous-fifre, je pense qu’ils ont eu raison de le faire et qu’il s’agit d’une action responsable. Cependant, il a bien lieu de parler de sous-fifres dans la mesure où ils font le boulot que Facebook devrait faire, tout en permettant grâce à leur réputation et leur pouvoir d’influence de protéger le réseau social.
Les spécialistes disent que l’on rentre désormais par la fenêtre au lieu de la porte pour expliquer la place des réseaux sociaux dans la chaîne de l’information et le trafic sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, les sites dépendants de trafic sont ceux qui sont le plus en danger. Ceux qui ont développé une audience auront un matelas pour amortir le choc.
Ce changement distillé goutte par goutte a permis à Facebook de pouvoir mener des négociations en ayant des leviers totalement importants. Cela lui a permis de négocier de la production de contenu, de la vidéo et du live comme le révélait Nicolas Becquet. Ce sont donc aujourd’hui les médias traditionnels qui prendront le plus gros coup de ce changement de timeline.
III. Conclusion
Si j’ai particulièrement été acerbe avec les médias et community manager, je vais quelque peu surprendre en écrivant ma conclusion.
À mon sens, Facebook joue un jeu dangereux.
- Si les pages désertent de façon organique la plateforme, elle aura moins d’information sur ses utilisateurs. Elle pourra donc moins qualifier ses utilisateurs. Même chose avec les médias, puisque si Facebook se met à dos ceux-ci, elle perd une grande part de ses contenus qualifiés. La plateforme resterait avec des histoires à la con façon Minute Buzz. Cependant, j’ai peu d’espoir sur le fait que cette rébellion ait lieu un jour.
- Si je pense que Facebook joue un jeu dangereux, c’est particulièrement en raison de l’agenda législatif qui est le sien dans la mesure où Facebook est attaqué sur le domaine des fake news. Dans ce domaine, en Europe, le lobby des journalistes et médias est particulièrement puissant comme l’a encore prouvé la nomination du groupe d’expert sur la question. L’atout économique d’une plateforme bénéficiant à l’économie locale est également particulièrement important. Si ces deux leviers venaient à faire pression, Facebook pourrait perdre énormément. Par ailleurs, par sa décision, les fake news vont être promus. Les journalistes et pouvoirs économiques pourraient alors avoir un levier très important à utiliser pour obtenir davantage de marge de manoeuvre.
En tout cas, que l’on soit Facebook, médias ou community manager, nous vivons actuellement un tournant. Tournant qui pourrait définir l’avenir d’un des trois acteurs.