Le 12 février, j’étais l’invité aux entretiens du Service d’Information du Gouvernement français à propos de la théorie du complot. A cette occasion, j’ai appliqué les méthodes que j’utilise habituellement afin de cerner la propagation de ces théories par les réseaux sociaux.
I. Complotistes : qui sont-ils ?
La première question à laquelle j’ai tenté de répondre était : finalement, qui sont les acteurs de la propagation de contenu complotiste ? Après une observation qui a duré 2 semaines, je suis arrivé à la typologie suivante :
- Les producteurs de contenu : ceux-ci ont un intérêt à propager du la théorie du complot, car elle vient étayer leur haine du système. On peut observer qu’à l’extrême, cela peut devenir un véritable commerce. Dieudonné en est d’ailleurs le parfait exemple.
- Les relayeurs de contenu : pour ceux-ci, le contenu produit vient étayer leurs pensées et théories sur le système politique. Elles viennent finalement « donner de l’eau au moulin » à leurs pensées. C’est par exemple un nationaliste identitaire qui capte une théorie du complot qui vient étayer le fait que la France d’avant était bien mieux.
- Les consommateurs d’information : c’est finalement ici que le drame se joue puisqu’ils tombent sur la news au hasard de leurs visites. Attirés par le fait que les explications ont l’air plus vraisemblables que la vérité, ils vont se mettre à croire à ces théories en se disant : « il n’est pas possible qu’autant de gens se trompent ! ».
1. Le producteur de contenu
Je suis parti de gens dont j’étais à peu près certain qu’ils diffusaient de temps en temps du contenu complotiste (c’est-a-dire qu’il est possible que certains ne soient pas 100 %, complotistes) :

- En bleu clair, nous avons les composites purs et durs : qu’ils soient anti-juifs, anti islam ou anti-système.
- En mauve, ce sont les représentants du nationalisme identitaire.
- Enfin en rouge, nous avons un mix des deux communautés
J’ai pris les 10 comptes les plus connectés à l’exception d’Alain Soral et de Dieudonné, car j’estimais que je tomberais trop dans un certain type de complotisme. J’ai ensuite appliqué ma méthode de triangulation :

Cette méthode consiste à extraire l’entièreté des followers de chacun des comptes identifiés et de ne prendre que ceux qui ont des concordances. Pour cette étude, j’ai pris un taux de concordance de 50 %. Il fallait donc que parmi les 10 acteurs identifiés, les personnes suivent au moins 5 personnes de la liste.
Note méthodologique : j’ai remarqué également que je n’avais aucun complotiste d’extrême gauche. Est-ce que ce courant existe ou pas ? Je l’ignore, mais je vous le fais néanmoins remarquer.
Cela m’a donc donné les relayeurs de contenu :
2. Le relayeur de contenu

Voici les différents courants que l’on peut retrouver. Pour rappel, les comptes les plus connectés se retrouvent au centre tandis que les comptes les plus extrêmes se retrouvent sur les extrémités.
Les communautés beaucoup plus étendues que les producteurs de contenu. Ils apprécient la production de contenu, car elle vient « donner de l’eau au moulin » de leurs croyances. [La France d’avant, les sionistes, la perte du caractère catholique de la France, etc.] Pour plus d’informations sur la propagation de l’information dans ces sphères-là, regardez plus bas dans le chapitre II !
Note méthodologique : il n’est pas possible de dire qu’il y a absence d’opacité, car la méthodologie est faite pour isoler des communautés connexes (concordance de 5 following)
3. Le consommateur d’information
Il y a un paradoxe dans ce profil, c’est que le consommateur de l’information est au départ critique puisqu’il remet en question la vérité établie. L’information divulguée par les complotistes lui paraît plus vraisemblable que la vérité dans un Web pour qui la vérité n’est pas celle qu’on croit.
Pour lui, lorsqu’on annonce que la carte d’identité d’un des auteurs a été retrouvée dans la voiture, ou que le téléphone de la supérette juive n’a pas été raccroché, cela ne paraît pas vraisemblable. « Comment est-ce possible ? »

Lorsqu’on annonce que deux hommes viennent de tuer 7 personnes pour le seul fait d’avoir publié des dessins, il est en perte de sens complet. Comment est-ce possible ? La théorie du complot vient apporter du sens à ce qui n’en a pas. L’autre cas de figure est qu’il est perdu dans la complexité du monde qui l’entoure, et les théories du complot vont alors remplir son besoin de rationalité. Généralement les complotistes savent exploiter cette faiblesse en apportant une théorie dont il ne peut pas vérifier la véracité (il n’a pas les connaissances nécessaires), mais dont il croit l’expertise exprimée. On a pu observer cela lors des théories du 11 septembre où des prétendues compétences en ingénierie étaient utilisées. Lors des tueries de Charlie Hebdo, ces prétendues preuves « scientifiques » ont été légion.

II. Les médias sociaux : facilitateur de propagation ?
L’objet de départ de l’invitation du SIG était pour que je parle du rôle des médias sociaux dans la propagation de ces théories du complot. S’il est un fait certain, c’est que les médias sociaux donnent l’impression que tout le monde peut être un apprenti journaliste. Après que le nom du deuxième tueur est donné, il était facile de faire un historique :

Le constat le plus triste est que dans un monde de plus en plus rapide, les médias commettent de plus en plus d’erreurs. Les tueries de Charlie Hebdo nous ont ainsi offert la divulgation d’un nom alors que celui-ci n’était pas coupable :

Ce qui s’est passé ce week-end avec l’annonce à tort de la mort de Martin Bouygues en est également le reflet le plus évident.
Ces deux constats mènent à la désacralisation des principaux médias : ils ne sont plus le garant d’une information juste et impartiale.
Cette tendance s’accompagne du fait que la place du Web est de plus en plus grandissante : on a de plus en plus confiance en des gens comme nous que d’autres anciennes figurent d’autorité. Durant les attentats, la contre-information provient des réseaux sociaux :

Internet devient dès lors le média absolu : celui où toutes les vérités et contre-vérités circulent.

Et la plupart des jeunes qui accèdent au net consomment l’information de deux façons : soit par leurs camarades via les réseaux sociaux, soit par les entrées du Web. (Google, Yahoo, etc.)
Or, sur les mots-clefs que ceux-ci tapent sur internet, les sources d’autorité comme les journaux de référence ne sont pas présents :

Au contraire des médias spécialistes de la théorie du complot qui savent bien se positionner sur ces espaces.
Peut-on dire que les médias sociaux et Internet favorisent la théorie du complot ? Il y a en tout cas deux facteurs qui ont fait que cela contribue à la propagation de ces théories :
Le Web constitue le seul média auquel ont accès les complotistes. Ceux-ci passent également d’une simple gazette locale à un média mondial et accessible à tout un chacun. De plus, sur Internet, il y a ce que j’appelle le phénomène « there is an app for that », c’est-a-dire que si l’on cherche un unijambiste franco-algérien acrobate, fan de Céline Dion, on le trouve. Il en est de même pour les complotistes qui trouveront de toute façon quelqu’un qui possède les mêmes idées que lui.
Quelle propagation ?
Pour comprendre la façon dont se propage la théorie du complot, il faut comprendre la propagation de l’information durant les conversations politiques. J’en avais fait l’analyse ici :

Les médias et fournisseurs d’informations neutres sont au centre. Les différents acteurs prennent la même information, mais la déforment dans leur camp. Ce phénomène que l’on connaît bien en WebMarketing s’appelle le newsjacking.

Cette technique de prendre une actualité pour la déformer et en exploiter ces faiblesses est le fer de lance des complotistes. Voici quelques exemples qui vous montreront bien le mécanisme qu’ils utilisent :
Les producteurs de contenu
Ils prennent une information et la déforment parce qu’ils estiment que celle-ci est exploitable. Voici quelques exemples.
Egalité & Réconciliation exploitent l’assassinat de Boris Nemtsov :
Paul-Eric Blanrue, connut pour quelques joyeuseries que vous pourrez découvrir en parcourant sa page Wikipedia exploite la mort de l’acteur de Spock :
https://twitter.com/PEBlanrue/status/571386033440464896
Les relayeurs de contenu
Ceux-ci ne vont pas déformer une information, ils vont plutôt comme l’exemple du dessus le montre très bien soit apporter un cadrage différent à une information soit relayer une information qui sert leurs intérêts :
https://twitter.com/PEBlanrue/status/568429143945310209
https://twitter.com/jeunefrancaise/status/571083190640779265
https://twitter.com/hugoengel4/status/571294707281752064
Les consommateurs de contenu
En fin de chaîne, ceux-ci sont dans le doute :
Ce doute sera bien exploité par les producteurs et relayeurs de contenu.
III. Quels moyens d’action contre la théorie du complot ?
Pour les producteurs et relayeurs de contenu : j’ai très peu d’espoir. Les moyens d’action semblent inutiles. Même pour les relayeurs non intentionnels (ceux qui ne se rendent peut-être même pas compte qu’ils propagent des théories du complot), il y a le mécanisme de la dissonance cognitive qui fait que quel que soit l’argument qu’on leur enverra fera qu’ils trouveront une explication logique.
Pour les consommateurs d’information : les pistes sont :
- Des médias plus intègres qui vérifient leurs sources. J’ai très peu d’espoir pour ceci et cela.
- Éducation à l’esprit critique et à la consommation d’information sur Internet. C’est là où j’ai le plus d’espoir.
- Surveiller les différentes théories et agir dès qu’une prend de l’ampleur : expert, informations, sensibilisation.