Cela aurait pu être une fable de La Fontaine : l’histoire d’un lion souverain sur une île à qui une tortue demande de l’aide depuis la mer. Celle-ci désire sa protection contre le serpent qui sévit sur l’île de manière à ce qu’elle puisse y planter ses œufs. Mais le lion fit la sourde oreille : ce n’était pas que ce serpent lui faisait peur à lui, roi des animaux, mais pourquoi donc adresser la moindre attention aux pleurnicheries d’un animal si lent et qui présente si peu d’intérêt ? Les jours passèrent et le lion continua à ignorer les appels de la tortue tandis qu’il pavoisait sur une île qui rétrécissait de plus en plus à mesure que le temps s’égrenait. Bientôt, l’île ne fut qu’une petite parcelle, si petite qu’il n’eut plus rien à gouverner si ce n’est le serpent : il était trop tard pour demander à la tortue de l’accueillir sur sa carapace jusqu’à une prochaine île.
Remplacez la tortue par Al Kanz/BarakaCity, le serpent par Ashin Wirathu et le lion par M6 et vous aurez le portrait de ce bad buzz qui n’aurait dû être que passager, mais qui dure depuis plus d’un mois.
Al Kanz et Barakacity de l’impasse à la lumière
Souvenez-vous, je vous avais laissé en suspens dans mon dernier article sur une situation que j’avais jugé confortable pour M6 pour les raisons suivantes :
- Il y avait une difficulté à externaliser la problématique au sein des autres communautés. Il va sans dire qu’une majorité de gens ont trouvé ce débat bien trop communautaire pour y participer.
- Il n’y avait aucun matériel de communication prêt à l’emploi.
- Il n’y avait que du spam pour du spam. La courbe maximale de tweet par jours avait été atteinte un peu après la diffusion de mon article.
J’avais donc parié sur un tassement du bad buzz et un essoufflement dans leur rang. Seulement je ne pensais pas que M6 prendrait au pied de la lettre la célèbre citation du loup et l’agneau « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » .
1. La stratégie de M6 : le déni total
Au moment de l’écriture de mon article, M6 n’avait pas encore répondu à la polémique. J’avais déjà mis une remarque comme quoi elle était dans une posture d’autisme et cela n’a pas changé par la suite. Les émissions et interviews se sont succédé en reposant sur des éléments de langage. (Sans doute savamment préparé par un communicant qui devrait sans doute se remettre en question tant sa stratégie a été nulle)
Ainsi la stratégie reposait sur :
- « Nous sommes un programme de divertissement, pas de news » : c’était pourtant justement le fait que cela soit un divertissement qui faisait une promotion du pays sans la moindre remarque sur le régime ou la situation du pays.
- « On peut décider de n’aller nulle part » : répété dans plusieurs émissions et je me demande encore la signification et l’utilité de la phrase .
- « Le parallèle avec le mur de Berlin. » : on ne comprend pas du tout ce qu’il vient faire là.
En gros, cela pourrait être résumé par « circulez, il n’y a rien à voir ». Et pour cause :
Un choix nécessaire
Le fait de diffuser l’émission était une absolue nécessité : l’émission avait coûté trop cher et après le fiasco de l’émission précédente, il était absolument hors de question d’annuler celle-ci. La chaîne de télévision s’est donc enfermée dans une situation de déni totale où aucun mal ne pouvait lui être adressé et alors qu’il aurait suffi de dialoguer avec les ONG pour leur annoncer un bandeau, de négocier une publicité pour l’ONG, elle a préféré faire cavalier seul. Pourtant, cela aurait été un argument de vente et de promotion de dire que la chaîne s’associait avec l’ONG et comprenait qu’en tant que média, elle avait des responsabilités sociétales auxquelles elle devait répondre.
L’harcèlement de communication
En lieu et place de cela, imaginez-vous qu’à chaque communication externe, vous aurez le spectre et l’ombre d’une problématique qui survient encore et encore. Au lieu de parler de l’émission en tant que telle, on en parle par le prisme de la situation du génocide. C’est exactement ce qui se passe :
Imaginez-vous qu’à chaque statut Facebook, vous receviez un véritable vent de contestation comme c’était le cas. D’ailleurs, la censure fut utilisée puisque vous ne trouverez aucun commentaire négatif alors que tous les positifs ont été gardés !
Imaginez-vous, alors que l’on connaît l’enjeu de la social tv, être dans une situation où vous comptabilisez le plus de tweets :
Mais où ceux-ci sont remplis d’image comme celles-ci :
Chaque communication de l’émission est ainsi contaminée : cela handicape profondément la chaîne.
2. La stratégie de Al Kanz / Barakacity : le déplacement sur le terrain et sur la cible
De son côté, Al Kanz et Barakacity ont su prendre note de leurs erreurs. Ils ont ainsi opéré des changements stratégiques.
a) Changement de cible
Le premier fut un changement de cible. Remarquant que M6 n’en avait de toute façon que faire de la situation, ils ont opéré un changement malin : viser des cibles plus atteignables en fonction de leurs forces et de leurs faiblesses. Isolée au monde musulman, la communauté n’avait aucun poids contre M6, mais bien contre les principaux sponsors de l’émission. C’est ainsi que le choix s’est orienté sur ceux-ci avec des mails envoyés à chacun :
Tefal
Guy Degrenne
Et cela marche plutôt bien, d’autant que certaines marques sont particulièrement vulnérables à ce type d’information comme H & M, en plein scandale suite à un reportage d’Envoyé spécial sur l’effondrement d’un immeuble au Bengladesh et l’envoi d’un mail à une journaliste par erreur. La marque doit ainsi répondre :
« Bonjour,
Nous avons bien reçu votre mail que nous avons lu avec beaucoup d’attention. Nous constatons que vous êtes très concernée par ces sujets et H & M l’est tout autant.
En réalité des vêtements ont été prêtés au présentateur de l’émission Stéphane Rotenberg, pour l’habiller, mais cela ne fait pas de nous des partenaires de l’émission. Par conséquent, nous avons demandé le retrait immédiat de notre logo afin d’éviter toute confusion.
Nous sommes sincèrement désolés si cela a pu offenser qui que ce soit, cela n’était pas dans notre intention de provoquer une telle réaction.
En souhaitant vous garder parmi nos fidèles clientes, nous vous adressons nos sincères salutations,
L’équipe H & M »
Mais là où c’est intéressant, c’est que la marque Tradition d’Asie sponsorise Pékin Express alors que le groupe qui le possède (LDC) est également propriétaire de la marque Reghalal. Or, 100 % des consommateurs de la marque sont musulmans. La marque est ainsi très vulnérable par rapport à cette communauté.
Cette attaque pousse M6 à mettre sa page partenaire offline :
Une fois celle-ci en ligne, on verra disparaître de nombreux noms. Al Kanz en a d’ailleurs livré quelques autres ici et la liste n’est pas exhaustive.
La stratégie de détournement de la cible fut donc judicieuse dans la mesure où les marques qui sponsorisent n’ont aucun intérêt à sponsoriser l’émission si celle-ci possède des opinions négatives, même confinée à une communauté unique.
b) Sur le terrain
Mais c’est également un changement de terrain qui s’est opéré. Un combat ne peut se dérouler qu’en ligne, il faut également mener le front dans la rue pour montrer une présence humaine. Ainsi, différentes actions furent menées :
Dans les mosquées :
Au supermarché :
Devant le siège de M6 :
Sur l’autoroute :
Dans le métro :
En proposant des kits de communication imprimables et déposés en magasin :
Cela a également une portée bien plus grande puisque là où des tweets provenant d’une seule communauté reste confinés à celle-ci, des actions sur le terrain permettent de cibler plus large.
Du Spam au tweet malin
Autre faiblesse de leurs actions précédentes, le fait que l’on perdait une dimension humaine par un spam incessant et qui n’avait aucune valeur. Je pointais également le manque de matériel de communication à disposition. A cet effet, ils ont su rebondir en proposant du matériel de communication informatif en pointant des tweets préconçus avec des sources d’ONG ou de journaux d’information :
Mobiliser les troupes
Lorsqu’on mène un combat long comme celui-ci, il est très important de mobiliser les troupes sur le long terme et de motiver celles-ci.
Al-Kanz et Barakacity feront cela de manière très intelligente en reprenant la stratégie utilisée pour la social TV :
a) Teasing :
Un compte à rebours a été mis en place et faisait l’objet de nombreux tweets avant l’émission de façon à rappeler la tweetstorm et à donner envie d’y être.
b) Entretenir
De façon à regrouper tout le monde dans un espace commun, une plateforme fut utilisée :
On pouvait y trouver tous les chiffres mis à jour en temps réel (nombre de tweets à l’heure, nombre de tweets postés avec le hashtag #PékinExpress, nombre de contributeurs ayant utilisé ce hashtag, etc.).
Une attention a également été faite afin d’aider ceux qui connaissent moins Twitter :
Maintenir
Pour maintenir la motivation, discuter après l’événement, les « résultats » furent donnés pour montrer les effets de l’action. Ainsi Al Kanz a fait des articles « ils ont réussi à me dégoûter de Pékin Express » avec les tweets qui font penser à une victoire de la tweetstorm comme celui-ci :
Ils ont ainsi réussi à organiser tout le monde dans un point centralisé, autour d’une communication centralisée et ceci sans que le mouvement ne s’essouffle.
Les résultats
L’ensemble des actions a eu un large écho sur certains médias. Ainsi LCI a consacré une large chronique sur la situation :
Al Jazheera en parle également dans un article.
Mais le framing va aussi aller vers la bérézina dans la mesure où les sponsors partant, les audiences étant en baisse, on assiste à une couverture médiatique plus que négative :
Confirmation de ce framing est prise via le logiciel Visibrain qui possède un panel journaliste afin de voir l’ensemble des articles sur un sujet donné :
La stratégie a été payante dans la mesure où le bruit a été amplifié plus par l’attaque sur les sponsors que par leurs spams totalement non productifs. Les articles les plus impactants confirment cet état de fait :
Alors que le lion (M6) aurait pu se dissocier du serpent, il s’est fait enfermer petit à petit sur son île. Il aurait suffi de se dissocier de celui-ci pour avoir une porte de sortie sans que cela lui coûte la moindre chose. Jean de La Fontaine avait pourtant déjà fait une fable avec également un Lion: celle du Lion et du rat qui disait déjà : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ».
Pour mon propre cas, je retiendrai plutôt celle du Renard et du bouc qui dit qu’ « en toute chose, il faut considérer la fin » car ici, la fin est plutôt mauvaise pour M6 (qui vient d’annoncer la fin de Pékin Express) alors que le début lui était nettement favorable.