La presse en crise: machine à rumeur, relai à buzz et perte de crédibilité.

La semaine passée, mardi fut un jour absolument hors du commun. Pourquoi donc me direz-vous ?  Tout simplement parce 100% de son contenu éditorial dans la presse était du vent. Jugez plutôt à l’aide de ce tableau Visibrain:

Il s’agit d’un tableau du logiciel de tweet Visibrain qui regroupe tous les blogueurs et journalistes français afin de représenter les tendances du moment.

Que retrouvons-nous dans le top expressions ? 

  • Le coup de com’ de François Copé sur « Tous à poil »
  • Le coup de com’ et la rumeur de Pascal Rostain sur Beyonce et Obama
  • La rumeur sur la communication Web de l’Élysée reprise par Claude Serillon

A savoir deux coups de communications orchestrés sciemment et une rumeur. Deux fausses informations, une créée de toute pièce. Tout cela en un jour et selon des mécaniques intéressantes à développer, que je rattacherai comme d’habitude à une leçon théorique sur la chose.

I. Introduction

Pascal Rostain et Beyonce/Obama

Cela empruntera les mêmes mécaniques de ce que j’ai déjà expliqué dans un ancien article. ( Monopoly, Carambar : comment déceler une fausse news qui cherche le buzz)

Nous avons donc Pascal Rostain qui sort un livre racontant sa vie de paparazzi, et qui va profiter d’un climat pour faire un modèle type de rumeur 2.0. Les facteurs sont:

1. Le lieu : l’émission de Jean-Marc Morandini qui est tout sauf un journaliste sérieux, adepte du buzz en tout genre et dont on sait que chaque phrase savoureuse sera reprise par la suite sur son blog assez lu, ce qui pourra susciter des partages sur les réseaux sociaux. Que l’on fasse une émission radio pour y annoncer un buzz est une chose, avoir une émission radio et l’assurance d’avoir la news qui suit sur un blog média avec beaucoup de lecteurs en est une autre. Le lieu est donc parfaitement bien choisi.

2. L’agenda setting: en pleine visite d’Hollande à la maison blanche, à l’heure où les chaînes d’information rivalisent en information de moindre importance ( de quoi ont-ils parlé ? Qu’ont-ils mangé ? etc.) , l’information était juteuse: ils vont parler gonzesse.

3. Les composantes de la rumeur : la démarche s’inscrit dans un storytelling parfait. Ce qui compte dans la rumeur n’est pas le fait qu’elle soit vraie , mais qu’elle soit crédible, vraisemblable. Pour cela, il faut que l’ensemble de l’histoire ait l’air de suivre une suite logique.

a) Les Français ont pris comme « normal » le fait que François Hollande ait une maîtresse, quoi de plus logique qu’Obama en ait également une ? Cela jouerait même le jeu d’une sorte de revanche des Français sur les puritains américains qui se sont moqués d’eux. Il y a donc un désir de croire.

b) Ce désir de croire doit être conforté par une logique. Or, elle s’inscrit dans un story telling logique. Logique parce qu’un magazine people avait alarmé l’opinion publique américaine sur le fait que le couple présidentiel faisait désormais chambre à part. La logique de l’histoire voudrait donc qu’Obama ait une maîtresse.

c)  Mais un désir de croire et une logique de l’histoire ne font pas une rumeur, il faut la conforter par une crédibilité à toute épreuve. Pour ce faire, il faut un indicateur de confiance, qui ici, est le Washington Post, qui publierait l’histoire demain.

Tout était donc réuni, le paparazzi a donc utilisé la courbe de vie de tout phénomène 2.0 qui reprend celle de tout buzz:

 

Et le paparazzi de se dire époustouflé par l’ampleur que l’affaire a prise non sans lâcher :

« Personne n’a compris que j’ai lancé cette  rumeur, afin de démontrer tout simplement qu’il est facile aujourd’hui de propager n’importe quoi, avec la certitude que les médias embrayeront sans la moindre vérification. Et tu veux que je te dise : tu as été le seul et le premier à m’avoir téléphoné, hier, pour vérifie

On le remerciera d’avoir lutté pour prouver au monde entier cette trouvaille incroyable, non sans avoir un peu assuré la promotion de son livre pour cette personne inconnue du grand public.

Et la presse ?

La presse ne va jamais chercher à simplement contacter le Washington Post, se contentant de relayer la rumeur pour surfer sur la vague. Se citant l’un l’autre, ils ne vont jamais à la source.

Claude Serillon, futur pro du Web ?

Le monde annonce que Claude Serillon serait à présent en charge de la division Web de l’Élysée. L’information est tellement « lol » que tout le monde la reprend non sans appliquer une certaine ironie aux propos.

Pourtant, tout le monde se sert du Monde comme indicateur de confiance de l’information, mais personne ne prend la peine de contacter le principal intéressé à savoir Claude Serillon !

Et la presse ?

Le Monde sort l’information. Cela a l’air de leur suffire.

Tous à poil

Autre fait commenté du jour, l’histoire de Copé et du livre tous à poil. Pour jouer sur la problématique, très actuelle, de la théorie du genre, Jean-François Copé se sert d’un livre « Tous à poil » en l’instrumentalisant complètement et dans un pur objectif de comm’.

Et bien entendu, tout cela marche. On commente le livre plus que la liste recommandée que Jean-François Copé mentionne.

Et la presse ?

La presse ne retiendra que la forme, revenant beaucoup trop tard sur le fond. Tout cela était sciemment introduit par Jean-François Copé, et tout le ramdam fait autour lui profite pleinement.

II. Analyse

On peut isoler des points communs entre les cas:

  • Les médias se citent l’un l’autre pour prouver les bonnes sources.
  • Ils ne prennent jamais le temps de contacter les sources primaires à savoir le Washington Post et Claude Sérillon.
  • Dans le cas de Copé et de Pascal Rostain, on se sert d’un artefact de communication qui n’a que pour seule utilité de pusher un agenda médiatique sur un produit, une idée, ou un courant de pensée. Les médias vont simplement propager la polémique, soit par choix délibéré soit poussé par le bruit des réseaux sociaux.

Je vais maintenant développer ces points sous deux axes (les deux premiers étant liés par un même axe) :

La presse, en panne de modèle

La presse a deux missions:

1. Annonce d’une information: une information que l’on juge importante vient de se dérouler. La presse en fait la narration afin que les citoyens sachent tout ce qui s’est passé. Le schéma a déjà été montré dans un précédent article:

Le but est ici, de capter le plus d’audience, il faut être le premier sur l’événement.

2. Décryptage d’une information: la presse va aller croiser les sources, décrypter à froid, accréditer une information et apporter du sens à une information.

Le but est ici d’apporter l’information la plus crédible, la plus neutre et avec le plus de sens.

Ces deux missions doivent être appliquées pour chaque information que la presse transmet. Avant, la presse disposait d’assez de temps pour remplir les deux missions. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, elle n’en remplit plus aucune.

Pourquoi ?

À force de vouloir dévoiler une information le plus rapidement possible, elle laisse tomber le décryptage de l’information.

On ne vérifie plus les sources primaires, on se contente des « collègues », alors qu’eux aussi essaient de sortir les informations le plus rapidement possible. Or, il est impossible pour la presse de sortir les informations aussi vite que les blogs et réseaux sociaux. Ils sont donc sans cesse derniers sur l’événement.

De plus, on en arrive à une logique qui est même tout autre. N’ayant plus le temps de décrypter les informations, de savoir si elles ont du sens, attiré par le marketing des analytics, on ne regarde plus à l’information qui apporte le plus de sens, mais celle qui apporte le plus de vues.

Cette logique du chiffre a changé la façon de capter les informations.La presse se contente de retranscrire ce qui fait le plus de bruit sur les réseaux sociaux. En faisant cela, elle perd de la vue qu’elle sert soit à annoncer une information, soit à décrypter celle-ci. En retransmettant du bruit, du buzz , elle n’annonce pas, elle ne fait que crystalliser l’information en servant de vecteur. C’est là que la rumeur sommeille.

Cette situation est paradoxale, car les réseaux sociaux n’ont jamais offert autant d’opportunités aux journalistes: possibilité d’interview à l’autre bout du monde via Skype, demande d’avis expert via Twitter, Blog, etc.

Les informations n’ont,elles, jamais été aussi disponibles: politiques d’e-gov, think thank, etc.

Enfin, les entreprises n’ont jamais été aussi disponibles pour répondre aux sollicitations des journalistes.

La situation nécessite que l’on ne se fasse plus attirer par les analytics basés sur des chiffres d’audiences, mais par la confiance et la crédibilité.

L’artefact de communication

Enfin, ces événements ont créé une évidence en moi à la vue de tout ce qui se passe actuellement : l’artefact de communication.

L’artefact de communication est un prétexte matériel ou immatériel qui sert d’appât pour la presse dans un but caché de promotion.

En clair, il s’agit de se servir d’un prétexte pour attirer une visibilité sur un produit, un service ou des idées.

  • Dans le cas de Copé, on se sert d’un livre sorti de nulle part, pour imposer un agenda médiatique sur la théorie du genre.
  • Pour Carambar, afin que l’on parle du produit, on feint un arrêt des blagues dans le packaging des bonbons.
  • Pour Monopoly, on feint la fin de la case prison, pour faire la promotion de la nouvelle version du jeu.
  • Pour Pascal Rostain, on parle d’une fausse rumeur pour assurer la promotion du livre.
  • Pour le Lybrido, on se sert d’une fausse étude ( viagra féminin trop puissant) pour parler du produit
  • etc.

​Le but de ce genre de PR, qu’on pourrait presque qualifier d’embush PR ( sur le modèle de l’embush marketing) n’est donc plus de faire de se décarcasser pour obtenir de la visibilité média pour les produits ou les événements de l’entreprise, mais de se servir d’un prétexte qui permettra d’obtenir une visibilité est maximale dont on pourra se servir pour produire le contenu classique tel que l’on aurait diffusé via une stratégie de PR classique.

III. Conclusions

À l’heure où Libération essaie de se trouver un modèle, la presse a un véritable chantier devant elle. Elle doit se couper du bruit ambiant pour assurer sa ligne directrice forte, basée sur la confiance et la crédibilité que le public peut avoir en elle.

Ce chemin passe par un travail de fond, sur une réinvention qui ne passe plus par « Qui publiera l’information en premier? », mais par « Qui publiera l’information la plus crédible et porteuse de sens? »

Ce chemin passe aussi par une sensibilisation des journalistes par rapport aux pratiques des entreprises ( ou des politiques) qui ne manqueront pas de glisser des artefacts de communication à but d’embush PR pour se servir d’eux comme vecteurs.

À une époque où quidams, entreprises, blogueurs, experts, organisations,  produisent du contenu, il est nécessaire que la presse ait conscience de cette concurrence en se positionnant comme un producteur de contenu crédible et de confiance. C’est uniquement à ce prix que la transformation des médias se passera bien.

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COMMENTS

  • <cite class="fn">Bryan</cite>

    Très intéressante analyse.
    A mon sens, cela va même plus loin que la question de la publication des informations crédibles et porteuses de sens : il y a une réflexion globale à porter sur le marché de la presse et son financement.
    A vouloir du tout gratuit sur le web, il faut bien trouver des sources de financement, ici la publicité qui requiert de la visibilité, que procure le "buzz".
    En voyant plus large, nous comprenons pourquoi un site comme Médiapart tant à se développer. Ce n’est pas qu’une question d’indépendance de la presse, c’est aussi une question du financement des produits (articles) du marché : par le consommateur ou par la publicité ?

  • <cite class="fn">Nicolas Vanderbiest</cite>

    Merci !

    Je pense que la presse ne s’est jamais donné le temps de se revoir en profondeur, tentant de modifier tout et n’importe quoi dans son fonctionnement sans un positionnement précis.
    A l’heure où la concurrence est féroce, et tout est gratuit, il faut ce positionnement spécifique..

    -Soit le site internet est complètement abandonné aux buzz en tout genre dans le but d’avoir une visibilité maximale et on se dissocie clairement dans l’offre papier ou sur le site même par des articles lisibles uniquement contre argent.

    -Soit le site doit être une vitrine pour la version papier et proposer des analyses pointues en abandonnant le buzz aux concurrents. Reste le problème du financement où l’on peut passer par du payant petit à petit ( car il y a un véritable travail à réaliser pour justifier le coût) ou valoriser le temps de lecture sur le site auprès de l’annonceur.

    Mediapart a su réussir à attirer les gens vers du payant en montrant que le contenu en valait la peine. Je pense qu’il reste une place pour cela. Je suis également convaincu que les articles de contenu ont une place et qu’il y a des lecteurs pour cela.

    Mon KPI numéro 1 sur ce blog n’est d’ailleurs pas du tout l’audience ( je fais de plus des articles bien trop spécialisés) mais le temps de lecture moyen et je me demande combien de temps avant que la qualité l’emporte sur la quantité.

  • <cite class="fn">Boulledogue</cite>

    Votre diagnostic m’inquiète et m’ouvre les yeux. Cela fait évidemment quelques années que je vois la qualité de la presse se détériorer, mais sans réaliser à quel point c’est grave. Le problème que soulève Bryan est en même temps exact et on ne peut, au final, en vouloir à personne de vouloir sauver sa pomme. Une rédaction ne peut plus se permettre des heures de travail à couvrir un sujet qui ne passionnera qu’une dizaine de lecteurs.

    En fait, à cause d’internet, on a changé notre manière de consommer l’information, l’art, la lecture, le cinéma, etc. Sous le prétexte de la gratuité, on accepte de voir un film tout pixéllisé en streaming, on accepte d’avoir une musique en mp3 pleine de pubs, on préfère voir une reproduction d’une oeuvre plutôt que de se rendre au musée, et malheureusement c’est le même pour l’information, on préfère désormais une petite info dégueulasse sans recherche de fond mais gratuite et accessible directement.

    Mais je me demande si il y a un réel problème à cela. Je regarde autour de moi et je remarque que les gens ne cherchent plus la qualité, ne cherchent plus le contenu. Avec la presse actuelle, ils ont exactement ce qu’ils veulent, du divertissement rapide sans se poser de question, on ne peut même pas en vouloir aux journalistes. À la limite, je les plains. Ca doit être rageant de ne plus pouvoir exercer son métier à l’ancienne, ou pire, rédiger des papiers longs et réfléchis pour au final faire un flop.

    En écrivant cette réponse, je souhaitais exposer mes observations et trouver une solution, mais malheureusement, je n’en suis pas capable, mais je tiens à vous féliciter pour votre site, malgré les insomnies qu’il me procure.

    G. Normand

    • <cite class="fn">Nicolas Vanderbiest</cite>

      Bonjour,
      Merci pour votre commentaire. (Je ne voulais pas vous créer des insomnies !) Je pense que tout cela n’est que cyclique. L’histoire étant un éternel recommencement, on va petit à petit en avoir marre de tous ces choses pas chers. Il va falloir le temps que les médias et autres business recréent de la valeur, mais une fois que cela sera fait, il y aura une vraie tendance. Il suffit de regarder la mode du Fast-Food être remise en question actuellement.

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